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Sur les bords de la Seulles, petite rivière aux
eaux vives, s'élèvent les restes encore importants du château féodal de
Creully. C'est du second pont de la Seulles, jeté sur le lit naturel de la
rivière, que l'on peut juger l'ensemble de la vieille forteresse. Au bout de
la prairie, sur la gauche, au bord d'un cours d'eau détourné de la Seulles,
des buissons, des ronces et des fleurs sauvages montent, dans un beau
désordre, à l'assaut du rocher qui porte les remparts et les vestiges
sombres de l'ancien donjon. Celui-ci sort de ce fouillis en une énorme base
carrée de maçonnerie du XIe siècle, qui a servi successivement de point
d'appui aux fantaisies architecturales d'époques plus modernes. Deux tours
dominent cet imposant massif. L'une, carrée et débordant le mur d'enceinte
comme un énorme contrefort, se termine par une pièce en encorbellement avec
mâchicoulis; l'autre, octogone, et couronnée d'une plateforme, devait
probablement être affectée au service de l'homme d'armes chargé de
surveiller les environs. A peu de distance, se dresse une colonne, mince
aiguille dont la hauteur ne peut s'expliquer que par son ancienne
destination. Au premier abord, on la prendrait pour une tourelle; mais ce
n'est qu'une ancienne cheminée, accolée autrefois à un toit aujourd'hui
supprimé avec l'étage qui existait à sa base. Ce n'est pas malheureusement
la seule mutilation faite par le temps ou la main de l'homme à l'ancienne
forteresse. De la porte, surmontée d'une haute tour carrée à créneaux, il ne
reste plus que quelques moulures de l'époque romane. Plus de herses ni de
pont-levis. Les souterrains, très étendus autrefois, ont disparu sous des
éboulements successifs. A peine voit-on encore, de ci de là, quelques traces
des fossés de l'enceinte.
La vieille demeure féodale, redoutablement fortifiée, surtout pour la guerre
offensive, n'a pas su résister aux assauts pacifiques du confort moderne. Sa
physionomie terrible s'est modifiée et semble aujourd'hui protester contre
les violences des anciens barons. Ainsi, dans la façade de la cour
intérieure du château, on ne retrouve ni meurtrières, ni mâchicoulis. Le
haut des murs en est encore, à vrai dire, couronné de créneaux, mais il ne
faut pas un long examen pour reconnaître que cette réminiscence de l'époque
militaire constitue un ornement plutôt qu'une menace. Dans cette partie de
l'édifice les meneaux des fenêtres, disposés en croix, et l'ordonnance de
l'addition semi-sphérique de la façade indiquent le XVIe siècle,
c'est-à-dire ce moment où l'architecture se transforme et remplace la force
par l'élégance, s'acheminant peu à peu au confortable. A l'intérieur, le
passé architectural le plus lointain n'est représenté que par deux vastes
salles voûtées à plein cintre, avec arcades, dont les retombées reposent sur
des chapiteaux et des colonnes du XIe siècle. Le château, devenu inoffensif,
n'en a pas moins laissé dans l'âme du paysan un sentiment d'effroi qui se
répercute, à travers les générations, comme un inoubliable écho des crimes
d'une époque légendaire. Certains seigneurs de Creully auraient, en effet,
commis tant d'atrocités qu'il serait plus facile d'effacer, sur les murs de
l'antique forteresse, les sombres empreintes du temps que de faire
disparaître de la mémoire du peuple le souvenir de leurs forfaits. En vain
de pacifiques barons ont-ils séjourné entre ces épaisses murailles; en vain,
jaloux d'imiter leur prédécesseur Antoine de Sillans 1er qui eut quinze
enfants de son mariage avec Jeanne Hébert d'Aussonvillers, se soucièrent-ils
de produire plus que de détruire, les vertus de ces seigneurs débonnaires
sont oubliées aujourd'hui, et les scènes de meurtre, qui souillèrent le
château féodal, les cruautés des barons de Creully, la terreur qu'ils
inspirèrent, sont encore l'unique canevas des récits populaires.
On raconte qu'autrefois les barons se faisaient un jeu, en revenant de la
chasse, d'abattre les couvreurs à coups d'arquebuse; ils assommaient les
sergents, ils ferraient leurs chevaux à l'envers pour échapper aux
poursuites des agents du roi, ils pillaient et battaient leurs vassaux, ils
enlevaient les filles et les femmes pour jeter ensuite leurs cadavres dans
les oubliettes. Il faut se défier des traditions, surtout lorsqu'elles
servent en quelque sorte d'exutoire aux ressentiments de ceux qui ont eu à
souffrir de maîtres redoutés; car tous nos anciens donjons ont une histoire
sinistre créée de toute pièce par la muse vengeresse du peuple. Laissant de
côté ces amplifications de la folle du logis, égarée par la haine, essayons
de mettre une légende moins passionnée au bas des portraits de certains
barons du château de Creully. Voici d'abord Hainz-as-Dentz, ou Haimon, ou
Hamon le Hardi, ou Hamon le Dentu, petit-fils, suivant quelques historiens,
du conquérant de la Neustrie, du fameux Rollon. Ce fut lui qui jeta
probablement les fondements du château de Creully, à cette époque de
troubles pendant laquelle chacun des barons, comme dit Wace, "selonc sa
richesse, fesoit chastels et forteresse". Ce fut lui aussi qui frappa le roi
de France et le renversa de cheval à la bataille du Val-des-Dunes. La
chronique de Normandie attribue ce beau fait d'armes à Guillesen, oncle de
Haimon; mais, que le coup de lance ait été porté par l'oncle ou par le
neveu, l'honneur de cet exploit ne sort pas de la famille. Voici, à peu
près, comment Wace raconte cet événement, qui faillit donner la victoire aux
barons révoltés contre Guillaume le Bâtard.
"Costentinais et Français sont en présence. Les épées se croisent, les
lances se froissent. Moult vassaux, sergents et chevaliers combattent et
tombent. Le roi lui-même est frappé et de son cheval abattu; et, si son
haubert n'eût été bon, il aurait été tué. Ce fut un Normand qui se jeta sur
lui. Il pensait que, si le roi tombait, toute l'armée serait en déroute. Et
depuis cela, les paysans dirent et disent encore: De Costentin jessit
(sortit) la lance Ki abati le Roi de France. Le cheval que montait le roi
avait été blessé et ne pouvait plus se relever. On en amena un autre, un
meillor. Déjà le roi tenait la main à l'archon, lorsqu'il fut entouré. Ses
ennemis le renversent, le culbutent au pied des chevaux, le font despétrir,
et le laissent pour mort. Grant presse il y eut au relever. Le roi n'était
pas blessé, il remonta légièrement à cheval. C'est alors que vous eussiez
vus grands coups de lance et d'épée, et Français Normanz envaïr, et Normands
tourner à gauche et s'enfuir. Et c'est là que furent abatus Dan as Dens et
ne sai combien de ses parenz qui ne quittèrent le champ de bataille que pour
être portez en bière. Dan as Dens était un Normand, de fiefs et d'hommes
bien puissant. Il était sire de Thorigny, de Mézy et de Creuilly. Sovent
aloit Franceiz frappant et sovent criant: Saint-Amant! Un Français, qui
avait remarqué son air orgueilleux, le laissa venir à lui; puis, quand il
eut vu Hamon frapper le roi, il chargea le Normand avec vigueur et
l'atteignit de si grant vertu, au milieu de son écu, que Hamon tomba mort.
De là, Hamon fut porté à Esquay et enterré devant l'église. La plupart des
genz, qui ces proesces esgardèrent, crurent que Hamon avait frappé le roi et
que, pour en tirer vengeance, les Franceiz l'occistrent".
Voici maintenant Robert-Fitz-Haimon, deuxième baron de Creully. Quoique son
nom ne figure pas sur les listes où sont conservés les noms des barons
normands qui prirent part à l'expédition de Guillaume en Angleterre, il est
plus que probable qu'il combattit vaillamment à la bataille d'Hastings; car
Robert-Fitz-Haimon ne fut pas oublié dans le partage que fit le Conquérant
entre ses officiers. Il eut, pour sa part; une vraie part de lion: les
comtés, honneurs et seigneuries de Glocester et de Bristol. Plus tard, le
baron de Creully remporta une victoire éclatante sur les Gallois, qui
s'étaient révoltés. Pour le récompenser de ce service signalé,
Guillaume-le-Roux le créa prince libre de toutes les terres conquises dans
le pays de Galles pour les tenir, lui et ses héritiers, à foi et hommage du
roi, son seigneur suzerain. Dans l'année 1096, Robert-Fitz-Haimon joignit sa
bannière d'argent à trois lionceaux de gueules rampans à la bannière ducale
de Robert-Courte-Heuse, qui allait combattre en Palestine. Au retour de la
Croisade, le baron de Creully se déclara pour Henri 1er, dans la querelle
qui éclata entre le roi d'Angleterre et le duc de Normandie. Il assiégea
Bayeux qui se défendit vaillamment. Dans une sortie, des troupes de Bayeux
et de Caen surprirent et entourèrent Robert-Fitz-Haimon à
Secqueville--en-Bessin. Après un combat très vif, le baron fut poursuivi
jusqu'au pied de l'église. Il monta dans le haut du clocher et s'y défendit
vigoureusement. Aussitôt les soldats, qui tenaient pour le duc de Normandie,
allumèrent un grand feu sous la tour. Le baron fut obligé de descendre et se
rendit aux Bayeusains. Il n'y a pas longtemps qu'on voyait encore les traces
du feu qui força Robert-Fitz-Haimon à sortir de sa retraite. Le vaillant
baron avait échappé aux flammes; mais un autre danger l'attendait à Bayeux.
Lorsqu'il traversa la ville, son escorte eut toutes les peines du monde à
l'arracher des mains d'une foule furieuse qui le poursuivait en criant: "La
hart, la hart au traître qui a abandonné son seigneur".
Le prisonnier fut délivré par le roi Henri, qui vint mettre lui-même le
siège devant Bayeux. La ville fut prise d'assaut et brûlée de fond en
comble. Après le sac de Bayeux, le roi d'Angleterre porta le ravage et la
dévastation dans toute la Normandie. Le baron de Creully l'aida puissamment
à soumettre le pays. Henri 1er, pour lui témoigner sa reconnaissance, lui
donna les châtellenies héréditaires de Caen et de Bayeux. Mais
Robert-Fitz-Haimon ne jouit pas longtemps de cette nouvelle fortune. Au
siège de Falaise, une flèche l'atteignit à la tête; et son intelligence
sembla s'échapper par la blessure avec son sang. Il devint fou et mourut,
quelques mois après, en Angleterre, où on l'enterra au monastère de
Theokesburg qu'il avait fondé ou restauré cinq ans auparavant. "Il mourut
vers ce temps, dit une légende de Glocester écrite en vers anglo-saxons, et
fut enterré dans cette abbaye où est encore son excellent corps. Mabile, sa
fille, fut l'héritière de toutes ses terres, et le roi Henri résolut, à
cause de cet héritage, de traiter Robert, son fils bâtard, en vrai fils, en
lui faisant épouser cette fille qui était très recherchée. Il proposa donc
son fils pour être son époux. Mabile refusa longtemps. Le roi lui en demanda
la cause, et à la fin Mabile lui répondit en fille d'esprit qu'elle était:
Sire, il paraît bien que votre choix s'est fixé sur moi plus pour mon
héritage que pour moi-même; mais avec un aussi bel héritage que celui que
j'ai, ce serait une grande honte pour moi d'avoir un seigneur qui n'aurait
point deux noms. Sire Robert-Fitz-Haimon était le nom de mon père, c'était
également celui de sa famille; Sire, pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas
avoir pour mari un homme qui n'aurait pas deux noms. Demoiselle, tu parles
bien, répondit le roi. Sire Robert-Fitz-Haimon était le nom de ton père; le
parti que je te destine aura aussi un beau nom, car sire Robert-Fitz-Roi
sera le nom que je lui donnerai. Sire, reprit la jeune fille, c'est un beau
nom, comme vous le dites, pour lui donner toute sa vie une grande renommée,
mais quel sera le nom de son fils et des enfants qui en proviendront? Il
peut n'avoir point de fils et alors le nom s'éteindrait".
Le roi comprit que la jeune fille disait une chose raisonnable, et comme
Glocester était le chef de son héritage: "Demoiselle, lui dit-il, ton mari
aura un nom pour lui et ses héritiers, un nom beau et sans tache. Car
Robert, comte de Glocester, sera son nom et je le lui donne dès aujourd'hui.
Lui et ses héritiers seront comtes de Glocester. Sire, répondit Mabile, ceci
me convient fort. Dans ces conditions, je consens à tout, et tous mes biens
sont à lui". Et c'est ainsi que le fils naturel d'une bourgeoise de Caen; de
Sybille Corbet, devint comte de Glocester et troisième baron de Creully.
Robert assista aux derniers moments du roi Henri 1er, qui lui fit jurer de
recevoir sa fille Mathilde comme reine d'Angleterre et duchesse de
Normandie, et de lui rendre tous les services a ce nécessaires. Malgré cette
promesse, Robert reconnut l'autorité d'Etienne de Blois, qui s'était emparé
de la couronne d'Angleterre et du duché de Normandie. Il ne le servit pas
longtemps. Un religieux lui démontra sans peine qu'il n'était pas plus lié
par ce dernier serment que par le premier. Robert se déclara hautement pour
Mathilde et conquit en son nom la Basse-Normandie. Puis il passa en
Angleterre. Après une longue guerre civile, il ramena sa sœur victorieuse à
Londres. Mathilde, qui fut la mère du premier Plantagenet, y reçut la
couronne des mains de l'archevêque de Cantorbéry. Le comte de Glocester, qui
avait tant de fois risqué sa vie sur les champs de bataille, mourut
bourgeoisement dans son lit, le dernier jour d'octobre 1147. Après la mort
de Robert, le fier donjon de Creully eut l'humiliation de prêter l'appui de
ses fortes murailles à toute une bande de barons fainéants. Plus de nobles
joutes, plus de grands coups d'estoc et de taille. L'épée se rouille. Elle
est remplacée par la plume, et les successeurs de Haimon le Dentu passent
leur vie à signer des actes de donation aux abbayes.
C'est d'abord Richard 1er, qui fait une donation à l'abbaye d'Ardennes et à
l'abbaye de Longues, pour le salut des âmes de son père, de sa mère et de
son frère. Ceci part d'un bon naturel; mais il y a trop de chartes de
donation dans l'histoire de ce Richard, qui n'était content de sa journée
que lorsqu'il avait doté un monastère de gerbes, de dîmes, de terres ou de
pêcheries. Il vit pour donner et meurt en donnant aux moines. Philippe de
Creully, son fils, hérite de ses immenses domaines et aussi de la monomanie
paternelle. Mais il ne se contente pas de faire des donations à l'abbaye de
Cerisy et à beaucoup d'autres monastères. On le voit figurer glorieusement
parmi les chevaliers bannerets qui arrachèrent Philippe-Auguste des mains de
ses ennemis, à la fameuse bataille de Bouvines. Le onzième baron de Creully,
Richard IV, fut un des trois députés envoyés par la noblesse du bailliage de
Caen pour prendre part aux délibérations de l'assemblée des notables en
1316. Au commencement de la guerre de Cent ans, Richard V, douzième baron de
Creully, démantèle lui-même le château qu'il ne peut défendre contre les
forces supérieures des Anglais. Mais il revient bientôt à la tête de ses
fils et assiège la vieille forteresse, qu'occupaient les soldats de Philippe
de Navarre, frère de Charles le Mauvais. Après plusieurs assauts sanglants,
Richard rentre en vainqueur dans le château de ses ancêtres, qu'une charte
royale du mois de janvier 1358 restitue au courageux baron et à ses enfants.
A partir de ce jour, Richard V voulut mettre son château en état de résister
aux coups de main des soldats anglais, qui ravageaient les campagnes du
Bessin. Il rebâtit la grosse tour qui s'élève sur le rempart, exhaussa le
donjon et agrandit les constructions destinées à l'habitation.
Quand les travaux furent achevés, le baron permit aux habitants des
paroisses voisines de serrer leurs provisions et de déposer leurs meubles
dans les vastes souterrains de la forteresse. Les paysans, qui venaient
chercher un refuge pour eux et pour leurs biens, étaient obligés de faire le
service du guet. C'était juste; personne n'aurait songé à murmurer contre
cette exigence de Richard. Mais l'abbé de Fécamp ne put supporter que ses
vassaux de Ryes, Villiers-le-Sec, Amblye et Saint-Gabriel fussent assujettis
à un seigneur voisin. Il obtint des lettres du roi qui dispensèrent ses
vassaux du service du guet dans le château de Creully. Opposition du baron;
puis ordonnance, du 25 mai 1369, qui imposa aux vassaux du trop susceptible
abbé l'obligation du service dans le château de Creully, ou, dit
l'ordonnance, les habitants de ces paroisses avaient coutume lors de la
guerre de se réfugier avec leurs biens. Ainsi, pendant la désastreuse
occupation de la Normandie par les Anglais, les paysans des environs de
Creully eurent la bonne fortune de trouver un protecteur dans leur seigneur.
Mais l'homme disparut et le principe resta. Mais le principe était mauvais.
Les paysans sentirent bientôt tout le poids du joug, qu'une main charitable
avait rendu moins lourd. Ils devinrent bêtes de somme. Les souterrains de la
forteresse ne furent plus un refuge pour eux, mais une prison. De
protecteur, le château se fit oppresseur. Ce changement eut lieu sans
transition, du jour au lendemain quand la riche baronnie passa, par le
mariage de Marie de Creully, à la famille de Vierville. C'est à cette ligne
des seigneurs de Vierville, renommés pour leurs vexations et leurs cruautés
que se rattachent les noires légendes imaginées pour venger Jacques Bonhomme
de sa dure servitude.
Ces récits, tant de fois répétés par la tradition, sont-ils exacts? Rien ne
le prouve, mais en 1501, Dom Pierre de Vierville, abbé régulier de
Saint-Étienne de Caen, eut de graves démêlés avec Charles de Martigny, abbé
commendataire de la même abbaye. Le baron de Creully, Arthur de Vierville,
soutint les prétentions de son frère avec des arguments de telle force, que
le pauvre commendataire fut sur le point d'aller administrer dans l'autre
monde les revenus de son abbaye. Lorsque Charles de Martigny se fut relevé
de l'état pitoyable où l'avait mis la logique du baron de Creully, il déféra
une plainte au procureur du Roi en l'Échiquier de Normandie et, aux assises
de 1501, il présenta sa requête aux fins de faire "mettre et retruder"
Arthur de Vierville dans les prisons du Roi. Point n'est besoin d'insister.
Si les seigneurs de Vierville traitaient ainsi les princes de l'Eglise, on
devine aisément de quelle manière se vidait un différend entre eux et les
paysans taillables et corvéables à merci. L'imagination populaire n'a donc
rien à se reprocher. Ses exagérations mêmes sont œuvre de justice. Car le
vieux château de Creully lui rappelle ces temps déplorables où, suivant
l'expression d'Etienne Pasquier, l'insolence désordonnée des gentilshommes
et la connivence des juges des lieux obligèrent les rois de France à fonder
la Juridiction souveraine ambulatoire des Grands-Jours, pour "retrancher,
dit Bérault dans ses Commentaires, les tyrannies de plusieurs qui foulent et
oppressent le peuple, qui n'a la hardiesse de se plaindre, ne voyant la
justice à sa porte". La troisième lignée des barons de Creully commença avec
Jean de Sillans chef d'une faniille qui se montra plus pacifique que les
seigneurs de Vierville.
L'un de ses membres, Antoine de Sillans 1er, mérita, paraît-il, les éloges
qui lui furent prodigués dans une épitaphe, qu'on lit encore sur une plaque
de marbre noir scellée au pied des marches du sanctuaire de l'église de
Creully: "Cy-gist le très illustre et excellent seigneur Antoine de Sillans,
digne de grand honneur, car toujours fut à Dieu et à son Roi fidèle,
desquels il soutenait de bon cœur la querelle. En son gouvernement tel
devoir il sut rendre que l'ennemi n'osa sur lui rien entreprendre. Il servit
quatre Rois desquels pour récompense pour ses grandes vertus il eut l'ordre
de France. De quinze enfants qu'il eut il en a vu les quatre pour la foi
catholique et pour le Roi combattre. De son antique race nul n'erra en la
foi; mais ont toujours été bons serviteurs du Roi. Or enfin le seigneur et
baron de Creully à soixante-trois ans fut au Ciel recueilli. La mort de lui
triomphe, son renom est vivant; il vit en son épouse qui prie au Tout
Puissant que son bon plaisir soit bientôt les rendre unis, sous le tombeau
leur corps, leur âme en Paradis". Antoine de Sillans III, vingtième baron,
ne se contenta pas de rester fidèle à sa foi. Il eut cette foi qui agit,
dont parle le poète, et se signala par sa bienfaisance. Le bourg et le
château de Creully lui doivent plusieurs embellissements. Tout eût été pour
le mieux si le sang des mauvais barons de la branche de Vierville n'eût
encore bouillonné dans les veines d'un de ses plus proches parents. Sa bonne
renommée eut à souffrir en effet du meurtre commis par l'un de ses frères
dans l'abbaye de Saint-Étienne de Caen. Jean de Sillans, accompagné de deux
de ses amis, y avait rencontré et provoqué deux gentilshommes contre
lesquels il avait un vif ressentiment. On mit de part et d'autre l'épée à la
main et l'un des combattants, le sieur de Guerville, tomba sur les dalles du
parloir, mortellement frappé.
Comme le sieur de Sillans avait été soupçonné précédemment du meurtre d'un
autre gentilhomme, on ne voulut pas voir seulement dans cette affaire une
rencontre fortuite, mais un guet-apens. Ce scandale troubla profondément le
repos du vingtième baron, mais ne dut pas nuire sérieusement à sa
réputation, si l'on en juge d'après l'épitaphe qui était autrefois gravée
sur son tombeau, placé dans le sanctuaire de l'église de Creully... Avec les
prodigalités et le luxe du règne de Louis XIV, de nouvelles mœurs
s'introduisirent jusque dans les coins les plus reculés de la province. La
noblesse abandonna les châteaux où menait une existence austère et digne. On
voulut aller à la Cour, qui attirait par son éclat, et, pour briller, on dut
faire de grand s sacrifices et souvent endommager cruellement son
patrimoine. Telle fut la triste aventure des derniers barons de Creully. Les
dépenses ruineuses qu'ils firent à la Cour eurent pour conséquence la vente
judiciaire du château et de ses dépendances, qui fut poursuivie à la requête
de leurs créanciers. En vain se présenta-t-il un acquéreur illustre,
Colbert; en vain les héritiers du grand ministre transmirent-ils leur
domaine de Creully à la ligne des Montmorency, on peut dire que, depuis la
débâcle des Sillans, le vieux château féodal n'a plus d'histoire. La
Révolution lui porta le dernier coup en confisquant, comme biens d'émigrés,
le domaine de Creully qui fut divisé en de nombreux lots et vendu aux
enchères. C'était une véritable exécution; car l'antique forteresse devenait
ainsi prétexte à contrats, qui ne relèvent plus des documents d'archives
mais des minutes de notaire... (1)
Éléments protégés MH : le château avec l'ensemble de ses constructions et de
son assiette foncière, en totalité : classement par arrêté du 25 juin 2004.
(2)
château de Creully 14480 Creully, en 1946, la commune de Creully en
devient propriétaire, la tour carrée abrita l'émetteur relais de la BBC en
juin 1944, d'où furent diffusées les nouvelles de la bataille de Normandie.
Tel. 02 31 80 18 65, ouvert au public,
visites en juillet et août les mardis, jeudis et vendredis de 10h à 12h et
de 15h à 18h.
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