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Au sortir de la jolie ville de
Bernay, assise au confluent de plusieurs cours d'eau et à la jonction de
trois vallées, dont les collines sont couronnées de bois, encadrant des
villas coquettes et des châteaux de différents styles annonçant le goût et
la richesse. En se dirigeant au Sud, c'est le pays d'Ouche. Il possède deux
merveilles architecturales: le donjon de Thevray et le château de Beaumesnil.
Quand on vient de Thevray ou de la Ferrière-sur-Risle par la route
départementale qui, autrefois, de Bernay aboutissait à Paris, après la
monotonie de l'immense plaine, brusquement, au delà d'un coude que forme une
petite rue, on débouche dans la grande artère de Beaumesnil; alors on a
devant soi la façade du château qui fait éprouver un véritable éblouissement
tenant de la féerie; ce n'est plus le beau style de la Renaissance, et
pourtant cela y fait songer. Cette polychromie savante, la brique rouge
alternant avec la pierre restée blanche, les toitures énormes d'ardoise
bleue, sur lesquelles s'enlèvent les hautes cheminées d'une élégance suprême
rayant le ciel, et les merveilleuses lucarnes à frontons et à pinacles, tout
forme un ensemble prestigieux. Pour ceux qui n'ont pas vu le monument ou les
figurations qu'on en a faites, ils peuvent en avoir une légère idée en
examinant les quatre pavillons centraux de l'ancienne place Royale
(aujourd'hui des Vosges): c'est le même style, presque la même ordonnance;
mais Beaumesnil l'emporte de beaucoup en grandeur, en richesse et en beauté.
Place des Vosges, les pieds-droits ou les pilastres séparant les fenêtres
sont en pierre plate, tandis qu'ici les angles de l'édifice comme toutes les
séparations des fenêtres sont en bossages d'un relief puissant; puis ces
fenêtres sont couronnées par des frontons cintrés, ornés avec profusion de
flammes, de casques et de mascarons sur lesquels se produisent des jeux
d'ombre et de lumière d'un grand effet décoratif.
Le pavillon central, avec son dôme quadrangulaire terminé par une lanterne
ornée d'épis, carrée, très originale et couverte aussi en dôme, est
splendide. La porte du rez-de-chaussée et des fenêtres de ces trois étages
ont des tympans très riches, chargés de sculptures. On a quelquefois
critiqué ces sculptures, prétendant que leur exécution manquait de finesse;
mais cela prouve l'extrême habileté de l'architecte; un travail trop
précieux eût été perdu dans cette masse imposante à laquelle ne convenait
qu'un ciseau ferme, habitué aux choses larges et robustes. C'est dans ce
pavillon que se trouve l'escalier monumental avec une très belle rampe à
rinceaux élégants en fer forgé; des baies énormes l'inondent de lumière, et
on les a chargées des écus des anciens possesseurs: les Leconte de Nonant,
les Béthune-Charost et les Montmorency-Laval. Comme beaucoup de grands
manoirs et de châteaux anciens, Beaumesnil est entouré de fossés larges et
profonds, et cela ajoute au charme de cette résidence princière, qui mire sa
façade féerique dans des eaux limpides le soir, au coucher du soleil. Un
pont moderne donne accès sur la terrasse, et remplace le pont-levis qui
existait au temps du donjon féodal, dont il ne reste que des vestiges
insignifiants. Un parc immense et des allées d'arbres magnifiques deux fois
centenaires, complètent ce domaine si grandiose. Au milieu du XIXe siècle, à
l'intérieur les appartements étaient pauvres, négligés; il y avait pourtant
quelques bons tableaux de petite dimension; mais ce qui frappait le plus,
c'était la chambre du duc de Montmorency, une chambre dont l'apparence était
funèbre.
Beaumesnil remonte haut dans le moyen âge; c'était une baronnie détachée,
paraît-il, du grand fief de Beaumont-le-Roger, illustré par la puissante
maison d'Harcourt dont voici les origines: Turchetil, second fils de Torf,
seigneur de Torville et petit-fils de Bernard le Danois, gouverneur et
régent de Normandie en 912; son petit-fils, seigneur de Turqueville et de
Turqueraye, nommé dans plusieurs chartes des abbayes de Fécamp et de Bernay,
devint gouverneur de Guillaume II, duc de Normandie (Orderic Vital). Il
épousa Anceline de Montfort, sœur de Toustain, seigneur de
Montfort-sur-Risle, qui lui donna trois enfants, dont l'aîné fut Anchetil,
sire d'Harcourt, chevalier. Il donna quarante acres de terre à l'abbaye de
Fécamp et fut présent en 1024, avec Turchetil, son père, à la confirmation
des fondations de celle de Bernay par Judith de Bretagne, duchesse de
Normandie. Il prit le nom de Harcourt, suivant l'usage du temps, et le
transmit à sa postérité. La Roque dit qu'il épousa Eve de Boessey, dame de
Boessey-le-Châtel. Il est donc avéré pour nous que les Harcourt vinrent du
Nord, et qu'ils sont de la descendance des compagnons de Rollon. Vers l'an
1100, Robert, premier du nom, sire de Harcourt, de Beauficel et de
Boissey-le-Châtel, surnommé le fort, bâtit le château d'Harcourt près de
Brionne, d'un bon style roman, existe encore. Cette famille de Harcourt se
divisa en plusieurs branches, et nous trouvons, vers le milieu du XIIIe
siècle, le premier seigneur de Beaumesnil, Robert de Harcourt, de
Saint-Célerin, de Bray, de Gaprée, de Biquetuit, etc. Il eut deux fils:
Robert II, seigneur de Beaumesnil, et Raoul de Harcourt, seigneur de
Charentonne, etc.
N'ayant d'autres visées que le château actuel, nous n'indiquerons que
sommairement les familles nombreuses qui ont possédé ce fief illustre du
XIIIe au XVIIIe siècle. Les Harcourt-Beaumesnil possédèrent cette baronnie
jusqu'à Robert VI qui fut tué en 1415 à Azincourt. Leur écu portait: de
gueules à deux fasces d'hermines, et celui d'Harcourt-Beaumont, le chef de
la famille: de gueules à deux fasces d'or. Marie de Harcourt, tante de
Robert VI, hérita de Beaumesnil, et par elle il passa à Guillaume de
Tournebu qui n'en jouit guère, car en février 1418, au plus fort de nos
désastres, Henri V, roi d'Angleterre, le donna à l'un de ses capitaines,
lord Robert de Willonghby, issu d'une grande famille. Cet Anglais si
favorisé rendit, le 22 février 1418, un aveu dont une copie, délivrée en
1728 par la Chambre des Comptes, se trouve aux Archives de l'Eure. Cette
pièce très instructive dit que Beaumesnil était un" plein fief de haubert
ayant ce manoir, chastel, mote, colombier, court et usage à moienne et basse
justice, prévotés, fieffes, moulins, rivières, bois, pâturages, terres
labourables et autres grains. Et si appartient l'ostel et terres labourables
de la Jennetière, en icelle terre y a rentes en deniers, grains, oiseaulx,
oeufs, etc.". Le fief s'étendait sur Vieilles, Bray, Saint-Vincent-du-Boulay
et Beaumesnil. Le seigneur avait le patronage des églises et chapelles de
Beaumesnil, Vieilles, Pierreronde, Saint-Lambert, le Tilleul et Espiney.
Après que les troupes normandes eurent chassé les Anglais, Jean de Tournebu
rentra dans son beau domaine, qu'il vendit à Jean de Lorraine, bâtard de
Vaudemont.
Les archives de Lorraine parlent d'une somme de dix mille livres tournois,
et ailleurs de six mille écus d'or, de bon or et de bon poix, avec faculté
de rachat avant un an. René II de Lorraine, duc de Bar et de Calabre, comte
d'Harcourt, roi de Jérusalem, de Naples et Sicile, royaumes qui
n'emplissaient guère ses coffres et lui donnaient peu de peine à gouverner,
devint le suzerain de Beaumesnil et eut pour successeurs: Claude de
Lorraine, duc de Guise, puis René III, Charles 1er de Lorraine, duc
d'Elbeuf, et Charles II de Lorraine-Elbeuf, qui fut le dernier seigneur de
notre fief. En janvier 1602, la baronnie de Beaumesnil, détachée du
duché-pairie d'Elbeuf, fut vendue à Jacques Le Conte-Duquesne, marquis de
Nonant; les Le conte de Nonant portaient d'azur au chevron d'argent,
accompagné en pointe de trois besans mal or donnés d'or. Cette grande
fortune, restée légendaire, qu'on attribuait aux Le Conte de Nonant, et
principalement à Jacques Le Conte-Duquesne, marquis de Nonant, baron de
Beaumesnil, seigneur du Merlerault et plus tard de Brotonne et la Mare-Broc,
chevalier, gentilhomme ordinaire et conseiller du roi en son Conseil d'Etat,
lieutenant pour le roi en son bailliage d'Alençon. C'était, comme on le
voit, un assez grand personnage, mais ses emplois ne répondaient pas au
magnifique palais qu'il fit construire de 1632 à 1640. Il avait épousé, au
mois de février 1623, Marie Dauvet, sa parente, qui ne lui apporta pas de
grands biens; la terre de Bouffay près de Bernay, qui fut son douaire,
n'était qu'un fief assez modeste.
Le nouvel acquéreur de Beaumesnil désirait habiter cette contrée où se
trouvaient déjà les seigneurs de Chambrais (aujourd'hui Broglie), de
Courbépine, de Cernières et de Bouffay, ses parents, ou ses alliés; mais le
château de Beaumesnil, détruit en partie au temps de l'invasion anglaise et
resté inhabité depuis lors, devait être une demeure trop modeste et trop
restreinte pour la famille du nouveau châtelain et pour son entourage.
Jacques Le Conte résolut donc de le remplacer par l'édifice actuel, et il
passa les marchés suivants qui donnent quelques renseignements sur cette
construction: "Martin et Toussaint Laflèche allouèrent, le 23 juin 1631, la
maçonnerie du devant du château, moyennant 2800 livres, plus 100 livres de
vin. Le 4 juillet suivant, Jean Loiseau, maître charpentier, demeurant au
Bosc-Morel, se chargea de la charpente moyennant 45o livres et 12 livres de
vin. Le 23 août de la meme année, Jean Gaillard ou Gallard, maître maçon,
demeurant à Rouen, paroisse Saint-Éloi, alloua la maçonnerie pour 3000
livres de vin. Ce J. Gaillard, qui semble être le principal entrepreneur,
céda, le 23 août 1631, la taille des pierres à raison de 40 sols par toise à
Charles Gueroult, Jean et Guillaume Henri et Léon Voisin; puis, le 29 août
même année, la maçonnerie pour 2 livres 10 sols par toise, à Baptiste
Bastard et Jean Bouroulle, demeurant tous deux à Saint-Pierre-de-Cernières.
Le marquis de Nonant alloua encore, le 2 novembre 1631, la charpente du dôme
moyennant 300 livres, à Jean Loiseau. Enfin, en novembre 1633, Pierre
Lecourt, Pierre Baudin et Eustache Edou, maîtres maçons, tailleurs de
pierres, firent marché avec la marquise de Nonant, pour la taille des
pierres du château de Beaumesnil, moyennant 300 livres et toujours en.
présence de Jean Gaillard".
Le marquis de Nonant avait eu trois enfants de Marie Dauvet des Marets:
François-Pomponne Le Conte de Nonant, son fils aîné épousa Catherine de
Lionne, fille du grand diplomate et ministre des affaires étrangères, le
successeur du cardinal Mazarin, et mourut avant son père en 1654, âgé de
trente ans, sans laisser de postérité. Sa veuve convola en secondes noces
avec François de Rohan, prince de Soubise, seigneur de Fontenay , Ponghes,
etc. Catherine de Lionne mourut le 10 avril 1660, à l'âge de vingt-sept ans,
sans enfants, léguant toute sa fortune au prince de Rohan, son mari. Puis
Renée de Nonant, qui fut mariée à messire du Plessis-Châtillon, seigneur de
Rugles. Catherine, née en 1640. Le marquis de Nonant mourut en 1659, et le
partage des biens, qui eut lieu en 1660 attribua la baronnie de Beaumesnil à
Catherine, sa plus jeune fille, dite: la Dame de Beaumesnil, laquelle
épousa, le 2 octobre de la même année, Ernest Bouton, deuxième du nom, comte
de Chamilly. Dans un volume très documenté sur les Médavy-Grancey, M. Victor
des Diguères raconte l'enlèvement de la marquise de Nonant et d'une de ses
filles, sans pouvoir préciser si c'était Renée ou Catherine. Ces deux dames,
enlevées par le jeune marquis de Grancey, très épris de Mademoiselle de
Nonant, furent conduites au château de Médavy, qui fut bientôt assiégé par
les amis des Nonant. Ce rapt fit grand bruit dans la province; on s'armait
de toutes parts, le sang allait couler, quand le comte de Matignon vint
arranger l'affaire, et un arrêt du Parlement mit fin à la séquestration de
Mademoiselle de Nonant, qui pour nous était bien la Dame de Beaumesnil,
vivant avec sa mère, tandis que Renée était mariée à du Plessis-Châtillon.
Auguste Le Prévost a écrit dans ses Mémoires, que Jacques Le Conte de Nonant
fit ériger Beaumesnil en marquisat. Le Prévost avait certainement pris cela
dans le Père Anselme, où une confusion s'était produite. Le Père Anselme
n'en a parlé qu'une fois et en quelques mots seulement. C'est, je crois, une
erreur que nous allons essayer de prouver: dans le volume IX, le dernier qui
clôt cette grande œuvre, table des matières, on ne trouve à l'article
Beaumesnil que Seigneurie et Baronnie, et cette baronnie était échue en
partage à Catherine Le Conte, dame de Beaumesnil, comtesse de Chamilly. Sa
sœur aînée, Renée, suivant les usages de la féodalité, eut le fief
principal, le marquisat de Nonant, et son mari, du Plessis-Châtillon, en
prit le titre. Ce fief, berceau des Le Conte de Nonant, situé dans le
bailliage d'Alençon, près du Merlerault, échut plus tard en partage à Madame
de Narbonne, fille de Louis du Plessis-Châtillon, marquis de Nonant.
Catherine-Pauline Colbert de Torcy, petite-fille du grand Colbert, devint à
son tour, en 1718, marquise de Nonant. Quant au marquisat de Beaumesnil,
malgré notre bonne et opiniâtre volonté, il nous a été impossible de le
découvrir, et je crois qu'il faut s'en tenir à la baronnie pour rester dans
la vérité historique. Si de nouvelles recherches peuvent faire retrouver ce
marquisat douteux, elles incomberont à l'érudit qui écrira la monographie
complète de cette commune si intéressante. Après les Bouton de Chamilly, les
seigneurs de Beaumesnil furent les Martel de Cl èves, les Béthune-Charost,
les Montmorency-Laval, et la famille de Maistre, qui le possèdait à la fin
du XIXe siècle par le testament du duc de Montmorency-Laval, instituant le
comte Rodolphe de Maistre, son beau-frère, son légataire universel. (1)
A près avoir appartenu au début du XXe siècle au grand duc Dimitri de
Russie, le château de Beaumesnil fut acquis en 1939 par Jean Fürstenberg,
qui s’est attelé à redonner au domaine sa splendeur d'antan. Depuis la mort
de Jean Fürstenberg en 1982, la Fondation Fürstenberg-Beaumesnil, reconnue
d'utilité publique dès 1966, s'efforce de maintenir en état le château, son
parc et ses collections. Il ne reste que peu de choses des jardins qui
auraient été dessinés par la Quintinie, assistant du célèbre
architecte-paysagiste André Le Nôtre, le créateur des jardins de Versailles.
C'est dans son état du XVIIIe siècle qu'a été principalement restauré
l'environnement, qui présente entre autre: les jardins à la françaises de la
"demi-lune" et des "quatres saisons", deux grandes perspectives dans l'axe
des façades ponctuées d'un miroir d'eau, un étonnant labyrinthe de buis
surmontant les ruines de l'ancien donjon médiéval, qui forme un îlot dans
les douves, et d'agréables allées et sous-bois agrémentés d'éléments
d'architectures tels une grotte de la vierge...
Éléments protégés MH : le château, sauf parties classées : inscription par
arrêté du 8 mai 1926. Les façades et les toitures ainsi que le grand
escalier intérieur du château, la cour d'honneur, les douves, la grande
perspective du parc et la terrasse lui faisant suite, la motte féodale :
classement par arrêté du 20 décembre 1966. Le parc, les perspectives,
l'avant-cour, la demi-lune, les basses-cours, les vergers et les jardins
clos avec leurs aménagements, les murs, les grilles et les portails ; les
façades et les toitures des pavillons d'entrée et des communs : inscription
par arrêté du 5 février 1997. (2)
château de Beaumesnil 27400 Beaumesnil, tel. 02 32 44 40 09, ouvert
de Pâques au 30 juin du vendredi au lundi de 14h à 18h, en juillet et août
tous les jours de 11h à 18h et en septembre tous les jours sauf le mardi de
14h à 18h.
Ce site recense tous les châteaux de France, si vous possédez des documents
concernant ce château (architecture, historique, photos) ou si vous
constatez une erreur, contactez nous. Licence photos©webmaster
B-E : les
photos ci-dessous sont interdites à la publication sur Internet, pour
un autre usage nous contacter.
Nous remercions chaleureusement Monsieur Vincent Tournaire,
du site
http://webtournaire.com/paramoteurparapente.htm,
pour les photos aériennes qu'il nous a adressées (photos interdites à la
publication). A voir sur cette page "châteaux
de l'Eure" tous les châteaux répertoriés à ce jour
dans ce département. |
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