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Une ruine, telle qu'on en rêve pour les décors d'opéra, qui, subitement, se
dresse au tournant d'un étroit sentier; deux tours massives flanquant une
porte cochère, large et cintrée, accompagnée de sa poterne et surmontée
d'une haute fenêtre à meneaux de pierre; des pans de remparts dominant des
fossés à demi comblés, et, dans un angle, un gros colombier, en forme de
donjon trapu, étalant sa masse de pierre grise, envahie de lierre. En
entrant dans la cour, on voit une ferme à tuiles rouges adossée aux vieux
murs d'enceinte, et les restes d'un élégant manoir de la fin du quinzième
siècle. Par les portes béantes, aux fines ogives en accent circonflexe
enserrant des écussons frustes, on aperçoit des tonneaux de cidre; les
fenêtres, sculptées de minces nervures, ont, pour vitraux, les nuages; des
escaliers en vrille, taillés dans l'épaisseur des murs, s'élancent, éperdus,
pour n'aboutir à rien, et une fluette tourelle, largement éventrée, laisse
entrevoir, au travers de son épais rideau de verdure, une gracieuse
plate-forme crénelée, maintenant séparée du monde par l'éboulement de
l'escalier. Une vingtaine de marches conduisent à ce qui fut le premier
étage; toute une végétation vivace, semée par les vents du ciel, y pousse à
l'aventure, et fait de ce coin de la ruine une sorte de jardin suspendu. Par
les croisées aux barreaux de fe, percées dans le rempart, on aperçoit les
marais qui s'étendent à perte de vue, verdoyants en été, émaillés de
troupeaux, mais inondés quand vient l'hiver, étangs immenses, peuplés de
sauvagine, horizons tristes qui, sous un ciel brumeux, font comparer à la
Hollande ces "bas pays" du Cotentin. Le passé de ce manoir, les archives de
la mairie de Saint-Fromond vont nous l'apprendre.
Situé, dit un aveu rendu au roi en 1674, sur la rivière de Vire, le château
de la "Rivière de Montenay, aux douves et fossés duquel la mer flue et
reflue", dépendait de la demi-baronnie de l'Honneur du Hommet-la-Rivière,
dont le chef était assis au Hommet et qui fut érigée en comté par lettres de
février 1651. De cette demi-baronnie, jadis unie à l'autre moitié, et
annexée à la connétablie de Normandie, dont les du Hommet furent, pendant
plusieurs générations, titulaires, relevaient immédiatement les fiefs nobles
de Saint-Fromond, la Motte-d'Airel, Amigny, le Mesnil-Véneron, Cavigny,
Moon-en-Bessin, Blagny, Saint-Pierre-d'Arthenay, Soulle-Arthenay, Soulle, la
Rocque, Fierville, le Chastel, Thère, Maubec, le Campgrain, Langlet; et
médiatement, la Meauffe, Airel, la Jugannière, le Bois-Jugan, Daye, le
Dézert et la Mare-du-Dézert, qui relevaient, les quatre premiers, de Thère,
les deux suivants, de Soulle; le Dézert, du Mesnil-Véneron; et la Mare, de
Cavigny. Quant aux marais considérables qui entourent le château, par une
transaction passée devant les tabellions du Hommet pour le siège de
Moon-en-Bessin, le 17 août 1626, le seigneur en avait inféodé 450 vergées à
la commune de Saint-Fromond, se réservant Fresbouge, qu'il avait fait clore,
et quelques tentes ou mares à gibier. Au nombre des rentes en nature dues à
la baronnie, figuraient cire, poivre, cumin, sel franc, éperviers, fers à
cheval, laisses à lévriers, etc. Les vassaux devaient aussi, pour la foire
de Daye, qui se tenait le jour de Saint-Jean-Baptiste, charrier les branches
nécessaires à la construction d'un "auditoire de feuillie" pour la séance
des officiers du seigneur qui percevaient les droits de coutume et travers;
autrement dit, passage, sur la baronnie.
Le premier seigneur de la Rivière dont le nom soit parvenu jusqu'à nous est
Geoffroy de Montenay, qui vivait à la fin du XIIIe siècle. Grâce à un acte
découvert par M. Lepingard aux Archives de la Manche (prieuré de
Saint-Fromond), nous savons qu'en 1285, Gaufridus de Monteneio, miles,
dominus de Riparia Sancti Fromondi, promit, aux religieux du prieuré,
l'assiette, sur son fief, de vingt sols tournois de rente, en récompense des
oblations de la chapelle qu'il devait construire dans son manoir. Ce manoir,
s'il était fortifié au XIIIe siècle, avait cessé de l'être, car, en juin
1400, autorisation fut donnée par Charles VI à Isabeau de Meulent, dame de
Thieuville, possédant, "en sa terre et baronnie du Hommet, un hostel appelé
l'hostel de la Rivière, lequel est assis en belle (cour) et notable
d'ancienneté, de faire fortifier ledit hostel et mettre en tel estat qu'il
soit et puisse estre deffensable, et estre gardé et emparé en temps de
guerre". Ce fief de la Rivière demeura dans la même famille jusqu'en 1462,
époque à laquelle Jean de Montenay se vit contraint de s'en dessaisir. Il
fut acheté par Christophe de Cerisay, seigneur de Vesly. Son fils probable
et héritier, Guillaume de Cerisay, écuyer, secrétaire du roi, naquit à
Carentan, et Toustain de Billy le met au rang des hommes remarquables
originaires de cette ville, "Je ne dois pas, dit-il, oublier Guillaume de
Cerisay, seigneur du Chastel, du Hommet et de la Rivière, bailli du
Cotentin. Il estoit vicomte de Carentan et fit bastir la chapelle du
chasteau de la Rivière. Il portoit d'azur, au chevron d'argent, accompagné
de trois croissants d'or. Il fut tellement distingué qu'il fut choisi pour
procureur de l'Échiquier en 1464. En 1473, le roi Louis XI, par lettres
patentes données à Melun au mois de novembre, lui accorda haute justice en
sa baronnie du Hommet, avec pouvoir de commettre des officiers, un
lieutenant, un vicomte, un tabellion et autres".
C'est lui, croyons-nous, qui fit construire le château actuel de la Rivière,
commencé peut-être par son père. Dans son Histoire de l'Election de
Carentan, M. de Pontaumont nous apprend qu'il fit également bâtir le chœur
de l'église de Vesly, dont il était seigneur. Carentan, selon Toustain de
Billy, lui doit aussi son église que les guerres et le temps avaient ruinée.
Lui et sa femme, Jacquelin de Rentot, la rebâtirent en 1466. Ils furent
inhumés sous un tombeau élevé dans la nef, vis-à-vis du crucifix, sous les
cloches. Les archives de cette église conservent le contrat de sa donation
de 1490, par laquelle il "supplie très humblement MM. les curez, clercs de
chœur, cousteurs, vicaires, et autres gens d'église, nobles, bourgeois,
trésoriers, manans et habitans de ladite ville et paroisse, qu'il leur
plaise lui octroyer les choses qui ensuivent, sous le bon plaisir et
autorité du Révérend Père en Dieu, Monsieur l'Evesque de Coutances.
Premièrement, qu'après son trespas sa povre charoigne soit hinumez en l'Esglize
Nostre-Dame de Carentan, ou il a eu de bien longtemps, et a sa très humble
et fervente dévotion, et que ce soit en la fosse où fut enterrée sa feue
femme à qui Dieu pardonne, devant la représentation et figure de la très
douloureuse passion de nostre benoist Sauveur Jésus-Christ, qui est tout
droit devant le benoist crucifix; que sa dite povre charoigne soit mise en
la fosse de sadite feue femme et au costé d'elle". Dans la suite de l'acte,
il fonde à perpétuité un office canonial en l'honneur de la Vierge, avec
matines, vêpres, messe chantée chaque jour de la semaine, plus tous les
mercredis une procession à la chapelle de Saint-Germain peu éloignée de
l'église. Il termine en demandant de comprendre dans ces prières ses parents
défunts, nés et à naître, ainsi que ses serviteurs, tant vifs que trépassés.
Le montant de cette fondation s'élevait à six vingt dix livres tournois de
rente à prendre sur la sergenterie de Sainte-Mère-Église, les seigneuries d'Agon
et de Vesly, la baronnie du Hommet et le fief de Fierville.
Nicolas de Cerisay, baron du Hommet, qui vivait en 1521, était probablement
un petit-fils de Guillaume, car il ne figure pas au nombre de ses enfants
dans la fondation précédente. Ce Nicolas, qui avait épousé Anne Bohier de
Saint-Ciergue, semble n'avoir eu qu'une fille, Antoinette, titrée en 1538,
dame baronnesse de la Rivière, épouse de François Olivier, seigneur de
Leuville, chancelier de France. Ce nouveau baron de la Rivière, fils d'un
président au Parlement de Paris, et petit-fils d'un simple procureur, était
né à Paris en 1497. D'abord président à mortier, il se fit remarquer par son
habileté, son éloquence et sa force d'âme. En 1545, François 1er lui confia
les sceaux. Mais Diane de Poitiers, qui ne le trouvait pas assez souple au
gré de ses désirs, les lui fit retirer par Henri II. On prit occasion d'une
fuxion qui était tombée sur ses yeux et qui l'avait forcé de suspendre,
pendant quelques jours, ses fonctions, pour lui demander sa démission,
moyennant telle compensation qu'il voudrait exiger. Il répondit qu'il avait
obtenu la charge de chancelier de France, grâce à de longs travaux et à des
services importants qu'il avait rendus à l'État, qu'il n'avait pas démérité,
et que, de son vivant, il ne consentirait jamais à ce que personne en prit
le titre, mais qu'il ne demandait pas mieux qu'un autre en exerçât les
fonctions. Il rendit donc les sceaux et conserva son titre. Rappelé par
François II, en 1559, il gardait les sceaux quand l'empereur Ferdinand 1er
envoya l'évêque de Trente en France pour demander la restitution de Metz,
Toul et Verdun. L'ambassadeur de Ferdinand avait gagné la plupart des
membres du Conseil. Le chancelier, qui le présidait, déconcerta ses mesures
en proposant de trancher la tête à celui qui favoriserait ses demandes. Mort
à Amboise, le 3o mars 1560, François Olivier fut inhumé à Paris, près de son
père, en l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, laissant cinq enfants, au
nombre desquels: Jeanne Olivier, première femme d'Antoine de Monchy,
seigneur de Sénarponti; et Jean Olivier, seigneur de Leuville, baron du
Hommet et de la Rivière, chevalier de l'ordre du Roi, gentilhomme de sa
chambre, qui décéda en 1597.
De son mariage en 1567 avec Suzanne de Chabannes-La Palice, il eut, entre
autre postérité, Jean II, qui suit, et Françoise, mariée en 1604 à Pierre du
Bois, dont la descendance fut substituée aux titres des Olivier. Jean II
Olivier, seigneur de Leuville, baron du Hommet et de la Rivière, gentilhomme
ordinaire de la chambre du roi, capitaine de cinquante hommes d'armes de ses
ordonnances, épousa Madeleine de Laubespine en 1598 et mourut en 1641. Parmi
ses enfants, citons: Anne, femme de Pierre de Mornay, seigneur de Villarceau,
et Louis Olivier, né en 1601, lieutenant général des armées du roi, qui
obtint en 1650 et 1651, l'érection de ses terres de Leuville et de la
Rivière en marquisat et en comté. Il trépassa en 1663, laissant de sa femme,
Anne Morand du Mesnil-Garnier, baronne de Courseulles, Charles Olivier,
marquis de Leuville, cornette aux chevau-légers de la garde, marié en 1670 à
Marguerite de Laigue, et mort sans enfants, l'année suivante, à 22 ans; et
Marie-Anne, épouse, en 1660, d'Antoine Ruzé, marquis d'Effiat, Tilly,
Lonjumeau, chevalier des ordres du roi et premier écuyer du duc d'Orléans.
Devenue, par la mort de son frère, baronne du Hommet et de la Rivière, la
marquise d'Effiat laissa ces fiefs à son parent Louis de Mornay, seigneur de
Villarceau, fils d'Anne Olivier, citée plus haut et qualifiée, dans un acte
de 1685, de propriétaire de la baronnie de la Rivière. Quelques années plus
tard, cette terre était possédée, nous ne savons à quel titre, par André de
Monchy, marquis de Sénarpont, descendant probable de Jeanne Olivier, dame de
Sénarpont, fille du chancelier. Mais sa jouissance fut loin d'être paisible,
car, en vertu de douaires qu'il négligeait sans doute de leur payer, les
deux marquises de Leuville qui vivaient encore, Anne Morand et Marguerite de
Laigue, firent, en 1698, prononcer le décret de ses biens, de sorte que,
l'année suivante, nous rencontrons Georges d'Argouges, marquis de Gratot,
baron du Hommet-La Rivière au droit de dame Anne Morand, marquise de
Leuville.
Ce nouveau propriétaire eut le même sort que son prédécesseur, et, en 1725,
Thomas Olivier du Bois, marquis de Leuville, maréchal de camp, requit de
nouveau la saisie de la baronnie. Grâce, peut-être, à une transaction, le 14
mars de la même année, Georges et Charles d'Argouges, frères, vendirent,
devant les notaires au Châtelet de Paris, la baronnie de l'Honneur du Hommet-La
Rivière à François Olivier de Senozan, seigneur des comté de Senozan et
baronnie de la Salle, marquis de Rony, intendant général des affaires du
clergé de France. Cette terre rentrait de la sorte dans la famille Olivier
du Bois, descendue de Françoise Olivier, petite-fille du chancelier, et
substituée à ses nom et titres. Néanmoins, s'il faut en croire M. de
Gerville, les d'Argouges continuèrent à habiter le château de la Rivière
pendant plusieurs générations. En 1728, Jean-Baptiste-Antoine Olivier, comte
de Senozan, président aux Enquêtes, était seigneur de la baronnie qui échut,
quelques années plus tard, à sa fille Anne-Sabine, mariée en 1780 à
Charles-François-Christian de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry,
comte souverain de Luxe, duc de Beaumont (1765), etc., lieutenant général
(1748), décédé en 1787. La princesse de Tingry mourut en 1741, laissant,
entre autres enfants, Louise-Pauline-Françoise qui hérita de la Rivière. Née
en 1734, elle épousa d'abord, en 1752, Anne-François, duc de Montmorency,
prince souverain d'Aigremont, puis, en 1764, Louis-François-J oseph, comte
de Montmorency-Logny. Cette dernière baronne mourut le 2 5 août 1818. Ses
biens, mis sous séquestre pendant son émigration, avaient été vendus, et le
citoyen Charles Le Parquois, déclaré adjudicataire de ce qui fut autrefois
le château de la Rivière: des ruines croulant dans l'eau dormante d'un
marais fiévreux. (1)
château de la Rivière 50620 Saint-Fromond, propriété privée, ne se visite
pas. Les beaux vestiges du château, situés dans le Parc naturel des marais,
sont un lieu de nidification des cigognes depuis une vingtaine d’années,
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