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Depuis un demi-siècle, ce vieux château féodal a
souvent, et à juste titre, attiré l'attention des écrivains et des artistes,
stimulé le talent des peintres et des dessinateurs. La forteresse défendue
par le chevalier Gaultier, que Geoffroy Plantagenet, comte d'Anjou, vint
assiéger et prendre en 1036, était située sur le mamelon où s'est groupé le
bourg de Carrouges. Environ deux siècles plus tard les seigneurs
descendirent au fond de la gracieuse vallée de l'Udon, et commencèrent à
s'établir non loin de ce Monthard dont les sommets s'élèvent à 372 mètres
au-dessus du niveau de la mer. Le visiteur aperçoit tout d'abord l'élégant
pavillon que fit construire le cardinal Jean Le Veneur, évêque de Lisieux.
Il précède le château de cent pas et lui sert de portique. Deux tourelles
encadrent le grand portail, surmonté d'un double étage de fenêtres.
L'appareil en briques rouges et noires, aux dessins losangés, est chaîné de
cordons de granit; les montants, linteaux et pinacles sculptés des fenêtres
et lucarnes, sont également taillés dans le granit. Enfin les toits pointus,
couronnés de potiches et d'épis, font de cette construction l'un des types
les plus parfaits de l'art du XVIe siècle. Le château présente actuellement
un plan rectangulaire, irrégulier dans les parties nord et ouest. On y
accède par une seule porte dont le fronton Louis XIII fait assez triste
figure. Un pont est jeté sur le fossé, et l'on ne voit plus trace de
pont-levis ni de herse. On y reconnaît trois époques. La plus ancienne se
compose d'un vieux donjon carré. M. de Caix en attribue la construction au
borgne Blosset. Les premières assises en granit furent posées à environ
trois mètres au-dessous du sol, entourées de douves larges et profondes.
Sur ces robustes fondations on éleva des murailles en briques d'environ
trois mètres d'épaisseur. Les rares ouvertures sont étroites et fortement
ébrasées. Les mâchicoulis qui couronnent le donjon sont assis sur de
puissants corbeaux. Des deux pièces du rez-de-chaussée l'une servait de
corps de garde. On y remarque, dans l'ébrasure d'une fenêtre, la margelle du
puits qui fournissait l'eau aux hommes de la garnison. La deuxième plus
petite et à laquelle on arrive par un étroit couloir, devint la prison de la
haute-justice de Carrouges. Une tourelle d'angle renfermait l'escalier à vis
qui montait à la plate-forme, maintenant surmontée d'un toit. Il n'en reste
plus que des vestiges. La façade du nord, reliée au donjon par un bâtiment
qui a remplacé la courtine, a été bâtie plus tard. Elle est flanquée de deux
autres donjons qui semblent à cheval sur les angles extérieurs. C'est une
construction originale, irrégulière, d'une apparence sévère. Elle n'a plus
de mâchicoulis; un : simple quart de rond lui sert d'entablement. On accède
à l'intérieur par un large escalier colimaçonnant dans la tourelle d'angle.
A l'une de ses extrémités, se trouve la chambre où Louis XI reçut
l'hospitalité lorsque, en 1473, il se rendit au Mont-Saint-Michel après
avoir déposé le duc d'Alençon. Plus loin, deux vastes appartements
rappellent les salles du château de Blois et des demeures seigneuriales de
l'époque de la Renaissance. Au rez-de-chaussée, dans une grande pièce qui
fut autrefois la salle d'armes, l'on peut admirer encore une grandiose
cheminée en granit, et des solives ouvragées qui rappellent l'apogée de
l'art des maîtres charpentiers.
Le reste de l'édifice, cest-à-dire plus de la moitié du rectangle, a été
construit d'un seul trait suivant le même plan. Les fenêtres, les escaliers
à paliers, les corbeaux et l'entablement, les lucarnes en granit qui
éclairent le second étage, et les chatières qui émergent du milieu des toits
sont de l'époque de Henri IV. Dans le pavillon du midi, a été conservée, au
second, une belle chambre de style Renaissance. On y remarque un lambris
très ouvragé et de riches tapisseries. M. de Caix lui donne le nom de
Chambre de Marie de Médicis, et prétend que cette reine y reçut
l'hospitalité. L'oratoire, qui occupe l'un des angles, présente un saint
Jérôme et de petits tableaux sur bois, encadrés d'arabesques et de
sculptures. "Rien n'est plus délicieux", dit M. de La Sicotière. C'est dans
le salon au-dessous de cette pièce que se trouvent groupés les principaux
portraits de cette précieuse collection de famille, qui doit sa conservation
à la généreuse précaution de la duchesse d'Harcourt, nièce du général Le
Veneur. Qu'on nous permette de citer ceux de Jean Le Veneur, tué à Azincourt,
du cardinal Le Veneur, de Marie Le Veneur qui par son mariage avec le comte
de Salm devint l'aïeule de la maison d'Autriche, des deux gouverneurs de
Rouen, du président Hénault, de sa fille la comtesse de Jonzac, du comte de
Jonzac, de Mademoiselle de Montpensier, de la reine d'Angleterre Henriette
Marie de France, de Jean Le Veneur, grand pannetier de la reine Eléonore,
fille de Charles-Quint et femme de François 1er. Dans cette même partie du
château est une grande galerie, qui servit autrefois de salle de théâtre. A
l'extrémité se trouve un joli salon Pompadour, qui tint lieu de foyer. Nous
y avons vu deux vieilles et curieuses couleuvrines; une armure richement
travaillée, sous laquelle, si l'on en croit la tradition, Jean Le Veneur
périt à Azincourt; enfin de vieux ornements d'église, entre autres une
chasuble donnée par le roi Louis XI à la collégiale, à l'occasion de son
passage à Carrouges.
Le château de Carrouges ainsi complété devint très important et ne ressembla
à aucun de ceux de la contrée. C'est vers ce temps que l'on continua les
douves et que l'on fit courir tout autour cette riche balustrade dont les
artistes ont souvent admiré les proportions. Au cours des siècles, les
riches et puissants seigneurs, qui se sont succédé dans cette habitation
princière, ont éprouvé le besoin d'y apporter de nombreux changements. Dans
l'immense salle à manger, on a placé, au XVIIIe siècle, une cheminée en
granit poli avec une belle ornementation dans le style de la Renaissance. La
chambre Louis XI a été restaurée dans le même genre. Tout nous porte à
croire que c'est au même temps que l'on dressa la terrasse avec son superbe
entourage de balustrades en pierre et de grilles en fer forgé, et que l'on
voulut donner à l'une des chambres de la façade du nord, le genre décoratif
de Versailles. On y voit, en effet, des caissons dorés, une peinture d'une
fraîcheur remarquable qui représente deux divinités païennes, émergeant du
milieu des nuages. Dans les coins, de petits amours se cachent à travers les
volutes et les rinceaux. La marquise de Verdelin, dont on connaît les
relations épistolaires avec Jean-Jacques Rousseau, habitait, dans ce
temps-là, le château de Carrouges. Au commencement du XIXe siècle, on voulut
transformer la vieille habitation féodale selon les exigences du confortable
moderne. Les appartements en enfilade furent fermés, de riches tapisseries
arrachées et dispersées, des boiseries brûlées, des cheminées coupées ou
masquées, les grilles des fenêtres descellées et les meneaux brisés. C'était
tout un curieux passé qui disparaissait.
En 1778, les douves avaient été desséchées et le vaste étang converti en
prairie. Le gracieux oratoire que la piété des premiers propriétaires avait
élevé sur le terre-plein en avant de la façade du nord, fut détruit pendant
la Révolution; la collégiale, que le dernier des de Blosset avait fondée en
1480, de concert avec son épouse Marguerite de Derval, en faveur de six
chanoines chargés perpétuellement de prier pour les membres défunts et
vivants de la famille, fut supprimée. La chapelle de la collégiale, qui
était du gothique tertiaire, a été convertie en grange. On a seulement
respecté le petit sanctuaire qui en dépendait. Les sculptures en sont assez
bien conservées; mais, les années ont fort altéré les peintures Renaissance
qui en faisaient l'ornement. Cet édicule donne accès sur le cimetière ou les
fondateurs voulurent reposer. En 1794 des sectaires rapaces violèrent leurs
tombeaux pour en retirer les plombs qu'ils y savaient enfermés. Il y eut à
cette occasion une panique assez comique, que raconte M. de Caix dans
l'Almanach de C Orne (1867).
La terre de Carrouges eut successivement pour seigneurs les Carrouges, les
Blosset et les Le Veneur. En 1385, Jean de Carrouges était chambellan du duc
d'Alençon. Son duel avec Jacques Legris l'a rendu célèbre. Plusieurs
historiens en ont redit les phases émouvantes. Le fils de Jean de Carrouges
fut l'un des cent dix-neuf défenseurs du Mont-Saint-Michel (1423). Robert,
qui lui succéda, vit ses biens confisqués par le roi d'Angleterre et donnés
à Jean de Montoirré. Il eut pour gendre le borgne de Blosset, dont la valeur
et les services furent très appréciés de Charles VII. Le fils de ce Blosset
devint l'ami de Louis XI qu'il reçut dans son château. C'est lui qui fonda
la collégiale en 1480. Sa fille épousa Philippe Le Veneur, baron de
Tillières. Cette maison Le Veneur était déjà illustre. Gautier Le Veneur
avait accompagné Guillaume le Conquérant en Angleterre et combattu
vaillamment à Hastings. Jean Le Veneur était allé en Terre Sainte avec les
premiers croisés. Jean V et Jean VI furent grands veneurs de France sous
Philippe le Bel, Louis le Hutin et Philippe le Long. Jean VIII fut tué à
Azincourt. Les Le Veneur ont continué de se distinguer dans les armes, la
politique et la cléricature. Jean Le Veneur, fils de Philippe et de Marie de
Blosset, évêque et comte de Lisieux, fut nommé en 1526 grand aumônier de
France et créé cardinal en 1533. De 1511 à 1533, le siège d'Evreux a été
occupé par Ambroise Le Veneur. Sous son pontificat l'on construisit le
magnifique portail qui ferme le transept nord de la cathédrale et l'on
continua les travaux commencés sous Louis XI. Gabriel Le Veneur qui gouverna
le même diocèse de 1532 à 1574, termina les réparations et, le 19 mars 1547,
à l'occasion de la dédicace, il fit présent à son église d'une cloche qu'il
nomma Gabrielle.
La famille Le Veneur ne compte pas moins de quatorze religieuses ou
abbesses. Quatre Le Veneur; François, Jacques, Jean et Jacques, ont été
abbés de Silly-en Gouffern. De 1576 à 1591, Tanneguy Le Veneur, premier
comte de Tillières par lettres patentes de 1565, lieutenant-général au
gouvernement de Normandie, s'interposa auprès de Catherine de Médicis et
sauva quelques protestants du massacre de la Saint-Barthélemy. Son fils lui
succéda dans sa fonction. Tanneguy II, troisième comte de Tillières,
ambassadeur de France en Angleterre, entama les premières négociations du
mariage de Henriette Marie de France avec Charles 1er et devint grand
chambellan de cette reine. De Louis XIII à Louis XVI, les comtes de
Tillières ont occupé dans l'armée des grades élevés. A la fin du XVIIIe
siècle, Alexis-Paul-Michel Le Veneur, lieutenant-général sous Louis XVI,
c'est fait remarquer par sa bravoure et ses talents militaires. A Namur, sur
son ordre, ses grenadiers le hissèrent par-dessus les remparts. A Maëstrich
il se conduisit en tacticien consommé. Impliqué dans la conspiration de
Dumouriez, suspect pour ses origines aristocratiques et poursuivi par les
accusations de Jean-J acques Chauvin, agent national du district d'Alençon,
fils de son fermier et son protégé, il fut enlevé à la direction de l'armée,
jeté dans la prison d'Amiens, transféré dans celle du Luxembourg et ne dut
son salut qu'à la mort de Robespierre. Il fut l'ami de Napoléon 1er qu'il
reçut dans son château en 1811. Le 11 juin 1810, la terre de Carrouges avait
été érigée en majorat et le général créé comte d'Empire.
De 1807 à 1814, il remplit les fonctions de conseiller général et de député.
Ses divers rapports et discours furent très appréciés. Il mourut le 25 mai
1833, à l'âge de 87 ans. Les alliances de la famille Le Veneur ont été des
plus honorables et des plus glorieuses. Pendant que les fils épousaient des
princesses, des marquises et des comtesses, les filles entraient dans les
plus illustres maisons. Ajoutons aux noms déjà cités ceux des de Montejan,
de Chabot, de Montpensier, de Pompadour, de Bassompierre, d'Harcourt, d'Argouges,
de Saint-Germain-Langot, de Chambray, d'Aubeterre et de Salm. En 1683, le P.
Ménétrier énumérait les seize quartiers de noblesse de la maison de
Carrouges. M. le comte Tanneguy Le Veneur de Tillières, arrière-petit-fils
du général Le Veneur, propriétaire du château de Carrouges à la fin du XIXe
siècle, est le seul représentant des Le Veneur de Tillières. Il a épousé
Mademoiselle de Préaulx, issue d'une vieille famille normande qui compte,
elle aussi, ses illustrations et dont un ancêtre accompagna Gaultier Le
Veneur à la conquête de l'Angleterre (1). Pour conclure, le château restera
cinq siècles dans cette noble famille Le Veneur, dont les membres remplirent
dignement leur rôle social jusqu’au 23 avril 1936, date à laquelle Gaston
Tanneguy, comte Le Veneur de Tillières, n’ayant pas eu de descendance
mâle et subissant le déclin de l'économie rurale de l'entre deux guerres
dans la région, est contraint de céder le château à l’État.
Éléments protégés MH : le château, les douves, la terrasse, la porte
d'entrée, la colonnade, le parc et les jardins avec leurs portes et les
grilles anciennes : classement par arrêté du 6 décembre 1927. (2)
château de Carrouges 61320 Carrouges, tél. 02 33 31 16 42, ouvert
tous les jours du 2 janvier au 31 mars de 10h à 12h et 14h à 17h, du 1er
avril au 15 juin de 10h à 12h et 14h à 18h, du 16 juin au 31 août de 9h30 à
12h et 14h à 18h30, du 1er au 30 septembre de 10h à 12h et 14h à 18h et du
1er octobre au 31 décembre de 10h à 12h et 14h à 17h.
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