|
Situé sur les falaises spectaculaires de la corniche
basque, entre Hendaye et Urrugne, le château d’Abbadia a été bâti à
l’initiative du savant explorateur Antoine d’Abbadie (1810-1897). Né à
Dublin en 1810 d’un père basque, émigré contre-révolutionnaire, et d’une
mère irlandaise, d’Abbadie passa son enfance en Irlande avant que sa famille
ne s’installât en France en 1818 durant la Restauration. Depuis toujours, d’Abbadie
s’intéressa aux sciences et aux voyages. Il fut très tôt fasciné par la
quête mythique des sources du Nil, à laquelle il se plaisait à rêver en
lisant les récits de l’explorateur écossais James Bruce, découvreur de la
source du Nil Bleu en 1770. Au sortir du collège et parallèlement à ses
études de droit à la Sorbonne, il se lança donc dans la préparation d’une
expédition très ambitieuse associant anthropologie, géographie, diplomatie
et prosélytisme catholique vers les territoires où il pensait être nichée la
source du fleuve Blanc, cours principal du Nil. De 1837 à 1848, aux côtés de
son frère Arnauld, il sillonna l’Éthiopie dont il devint un expert éminent.
Outre une masse incommensurable de matériaux ethnographiques, il dressa la
première cartographie de la Haute-Éthiopie (1860-1873), rédigea le premier
dictionnaire de traduction amharique-français rassemblant 15000 mots (1881)
et il amassa une précieuse collection de près de 300 manuscrits éthiopiens
datant du Moyen Age jusqu’à l’époque contemporaine et conservés aujourd’hui
à la Bibliothèque nationale de France.
Persuadés d’avoir découvert la source du Nil Blanc, qu’ils avaient confondue
avec celle du fleuve Omo, les frères d’Abbadie reçurent en 1850 la Grande
Médaille d’Or de la Société de Géographie de Paris ainsi que la Légion
d’Honneur pour services rendus au commerce et à la géographie. Deux ans plus
tard, d’Abbadie était élu correspondant de l’Académie des sciences, dont il
devint membre titulaire en 1867 à la nouvelle section de géographie et de
navigation.Par ailleurs, le savant portait un second sacerdoce, celui de la
culture de ses ancêtres paternels basques. Forcé de mettre entre parenthèses
ses travaux sur la langue basque en raison de son voyage en Éthiopie, il
s’investit fortement dès son retour dans le mécénat et la valorisation de
cette culture. Fondateur de concours de poésie et de pelote à Urrugne en
1851, il fit de ces rencontres, baptisées les Jeux floraux (Lore jokoak), un
rendez-vous traditionnel annuel glorifiant l’identité et l’âme euskaldun
dans divers villages des deux versants des Pyrénées. Tant et si bien que ses
congénères basques lui attribuèrent le doux pseudonyme de "Euskaldunen aita"
(le Père des Basques) et lui décernèrent avec force émotion un makila
d’honneur lors des fêtes de Saint-Jean-de-Luz en 1892. Sa passion pour la
langue et la philologie basque le conduisirent en outre à rassembler une
inédite collection d’ouvrages et de manuscrits, conservés de nos jours à la
Bibliothèque nationale de France. Quant à ses activités scientifiques, elles
furent facilitées par la construction de son observatoire où il pratiquait
aussi bien l’astronomie que la géophysique à l’appui, notamment,
d’instruments de son invention.
La lunette méridienne qu’il commanda au constructeur Eichens et qui utilise
le système de mesure décimal témoigne de sa pratique novatrice et de ses
engagements scientifiques. Géographe, astronome, géophysicien, linguiste,
juriste, philologue, ethnographe, d’Abbadie était un savant aux intérêts
éclectiques mais complémentaires, qui visaient à enrichir la connaissance de
l’Homme. Quoique d’un esprit nécessairement rationnel, il plaça sa vie
entière, y compris sa pratique des sciences, sous l’égide de la foi
chrétienne et des philosophies de saint Thomas d’Aquin et de saint Augustin
d’Hippone. Cette ferveur catholique explique incontestablement son rôle
fondateur dans la création de deux missions d’évangélisation en Éthiopie,
terre que le Saint-Siège avait désertée depuis l’échec sanglant des Jésuites
au XVIIe siècle. Pour son engagement aux côtés de l’Église de Rome, d’Abbadie
fut nommé chevalier, en 1839, puis commandeur, en 1881, de l’Ordre de saint
Grégoire le Grand. Aussi avait-il une vision très conservatrice de la
société et de la politique qui devait la régir. Légitimiste convaincu,
partisan de l’Ancien régime et ultramontain, il reconnaissait lui-même qu’il
aurait été prêtre s’il n’avait fini par rencontrer, après moult difficultés,
l’âme sœur. C’est en 1859, à l’issue d’une dizaine d’années de démarches
matrimoniales, qu’il épousa Virginie Vincent de Saint-Bonnet (1828-1901),
plus jeune de dix-huit ans et héritière de la haute-bourgeoisie et de
l’aristocratie lyonnaises.
Passionnée par les arts et le piano, la jeune femme avait grandi au château
familial de Pollet, dans l’Ain. Elle partageait un grand nombre de points
communs avec son prétendant, dont une vision austère des convenances, une
exigeante appétence intellectuelle et un grand intérêt pour la découverte de
l’étranger. Le couple partageait sa vie entre la capitale, sa villégiature
de bord de mer et ses voyages, comme le voulait l’usage de la haute-société.
Virginie d’Abbadie apprécia d’emblée le Pays basque, sa culture et son
paysage, dont elle apprit la langue avec, selon son époux, un courage
remarquable. Occupant les fonctions traditionnelles de maîtresse de maison
et représentant son foyer dans les rendez-vous mondains, elle suivit son
époux dans la plupart de ses grandes expéditions, qui l’amenèrent à visiter
l’Allemagne, l’Algérie, et, à la fin de leur vie, Haïti ou encore l’Éthiopie
et la Turquie. Digne femme d’explorateur, elle prenait part à une élite
faite de relations familiales, de connaissances mondaines, de voyageurs et
d’intellectuels. A ce titre, elle se lia d’amitié avec l’écrivain-navigateur
Pierre Loti, qui considérait les d’Abbadie comme des "Basques renforcés" et
ses "vieux amis du château". Virginie est à l’origine de la passion du Pays
basque emblématique du romancier. C’est Loti qui, de plus, immortalisa l’un
des fidèles compagnons de Virginie, son cacatoès acariâtre Coco, en brossant
d’elle le portrait d’une femme fantaisiste qu’elle n’était pas tant en
réalité. Antoine et Virginie d’Abbadie, décédés respectivement en 1897 et
1901, choisirent d’être inhumés dans la crypte de la chapelle d’Abbadia, où
leur sépulture dénuée de décors en appelle éloquemment à l’humilité de l’âme
humaine.
Hormis ses activités scientifiques, qui occupaient certes une importante
partie de sa vie, d’Abbadie était également un homme de la société mondaine,
en charge du patrimoine familial depuis le décès de son père en 1832. A ce
titre, il envisagea très tôt la construction d’une demeure digne de son rang
social. Après avoir acquis le château d’Audaux, dans le Béarn, en 1833, puis
la parcelle de Bordaberri à Urrugne en 1834, il délaissa son projet de
résidence durant son exploration d’Éthiopie avant de s’y atteler
concrètement à son retour. Aussi en 1852 était-il propriétaire de trois
parcelles de la corniche basque: Bordaberri, Aragorri et Aguerria, qui
allaient devenir, quarante ans plus tard, le cœur de son grand domaine d’Abbadia
atteignant 415 hectares. A cette époque, il fit la connaissance du
paysagiste Eugène Bühler, qui aménagea la propriété en suivant fidèlement
ses évolutions et qui accompagna d’Abbadie dans sa réflexion sur ses projets
d’habitation et d’observatoire. En 1856, d’Abbadie commanda au paysagiste la
ferme Aragorri, noble chalet qui, avant de devenir les communs d’Abbadia,
fut la résidence du savant durant le chantier de sa plus prestigieuse
demeure. Priorité était désormais donnée à l’édification d’un observatoire
astrogéophysique et de l’habitation, confiée dans un premier temps à
l’architecte Clément Parent qui fut renvoyé en 1861 car il n’avait pas su
cibler les attentes de d’Abbadie. Le savant fit néanmoins édifier
l’observatoire de Parent, une grossière tour crénelée en maçonnerie et
béton, finalement détruite en décembre 1874.
Un second architecte, Auguste-Joseph Magne, fut alors sollicité par le
savant basque afin de poursuivre le chantier. Mais, après trois ans d’une
ambiance détestable et sans avoir mis un pied à Urrugne, c’est le maître
d’œuvre qui jeta l’éponge du jour au lendemain au début de l’année 1864.
Alors, d’Abbadie fit appel au chef de file du mouvement néogothique,
Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, qui s’empara du projet avec une efficacité
inégalée et produisit en quelques semaines plusieurs esquisses correspondant
exactement à sa commande romantique. Puis il missionna sur le côte basque
son fidèle collaborateur, Edmond Duthoit, issu d’une illustre dynastie de
maîtres d’œuvre et d’artistes amiénois, formé à l’atelier Viollet-le-Duc et
passionné par la Méditerranée orientale. La phase du gros œuvre s’échelonna
de 1864 à 1869, date à laquelle on commença les sculptures d’ornement des
façades. La décoration fut, pour sa part, pensée et exécutée entre 1867 et
1874, date à laquelle le couple d’Abbadie emménagea enfin dans l’habitation.
Certains détails décoratifs de la chapelle étaient encore à achever. Mais
surtout, l’observatoire de Parent fut entièrement démoli pour laisser place
à un nouveau corps de bâtiment imaginé par Duthoit et plus en harmonie avec
la chapelle et la demeure. Le château fut, en définitive, achevé en 1884
avec les sculptures ornementales du bestiaire de cet observatoire. Neuf ans
plus tard, les d’Abbadie, très âgés, entamèrent les démarches de la donation
de tout leur patrimoine à l’attention de l’Académie des sciences, car ils
souhaitaient que les travaux scientifiques y soient poursuivis pour le bien
commun et la connaissance universelle de l’Homme.
La donation fut validée par le Conseil d’État puis votée par l’Académie des
sciences entre 1895 et 1896, avec quelques clauses imprescriptibles, telles
que l’interdiction de la vivisection et de la chasse, le devoir de décerner
annuellement des prix dans le cadre de concours basques ou bien l’obligation
de conserver un périmètre inconstructible autour du château afin de
préserver les observations scientifiques. Une clause officieuse fut
également émise et respectée par le donataire jusqu’à la fermeture de
l’observatoire astronomique en 1975. D’Abbadie avait en effet informellement
imposé que l’observatoire soit dirigé par un prêtre-astronome, car il
souhaita, tout au long de sa vie, œuvrer pour le renouveau d’une science
catholique. Le XXe siècle vit la vaste propriété de d’Abbadie
progressivement morcelée, la plus grande partie de son reliquat, comptant
environ 70 hectares, appartenant désormais au Conservatoire du Littoral, ce
qui permet de conserver l’édifice au cœur de la cohésion entre patrimoine
bâti et naturel qui en est l’essence. Tour à tour, le domaine fut exploité
comme un golf dans les années 1920 et occupé par un centre de commandement
de l’armée allemande durant la Seconde guerre mondiale. Mais il conserva son
activité d’observatoire astronomique jusqu’en 1975 et sa fonction de
villégiature pour les dirigeants de l’Académie des sciences jusqu’à
l’ouverture au public en 1996. Reconnu pour son intérêt patrimonial
incontestable, le château a été classé au titre des Monuments Historiques,
labellisé Maison des Illustres, il a fait l’objet d’une campagne de
restauration entre 1997 et 2008.
Le château d’Abbadia est inscrit au cœur d’un spectaculaire domaine naturel,
dernier poumon vert de la côte basque française. Cette immense propriété fut
entièrement remaniée par Bühler qui lui offrit, grâce à la conjonction des
massifs arborés, des sentiers et des prairies, une apparence illusoirement
sauvage. Les aménagements paysagers s’articulaient ainsi avec les terres à
vocation agricole exploitées par les métayers de d’Abbadie, lequel imposait
sur sa propriété ses austères valeurs ultramontaines. Le paysagiste fit du
futur château le point d’orgue de la propriété où la main de l’homme se
faisait de plus en plus visible à mesure que l’on s’approchait de la demeure
entourée d’un jardin à l’anglaise. C’est d’ailleurs lui qui, en concertation
avec d’Abbadie, détermina la localisation et l’orientation de la demeure sur
le point culminant du domaine. L’édifice est composé d’un plan en Y,
abritant un soubassement de caves, des combles et deux niveaux d’habitation
bourgeoise, au centre duquel se trouve le vestibule distribuant vers trois
ailes thématiques. Les espaces ont en effet été regroupés selon leurs
fonctions d’après les principes rationalistes et fonctionnalistes de
l’architecture viollet-le-ducienne, ce qui en outre reflète bien
l’organisation de la vie de la demeure. Tandis que l’aile Sud et le corps
central sont dédiés aux mondanités et à l’accueil des invités, l’aile Est
essentiellement composée de la chapelle est consacrée à la dévotion. Quant à
l’aile Ouest et la bibliothèque, elles sont à l’évidence destinées aux
activités scientifiques.
Le plan et les façades de l’édifice sont dus à
Eugène Viollet-le-Duc
qui y conjugua ses principes rationalistes en
s’inspirant de l’architecture gothique des XIIIe et XIVe siècles. C’est
également Viollet-le-Duc qui imagina le bestiaire proéminent et fantastique
du porche d’entrée, de l’escalier d’honneur et de l’abside de la chapelle.
Duthoit, quant à lui, est à l’origine de l’observatoire astronomique et de
son bestiaire non moins ostentatoire. Il assura en outre le suivi du
chantier et conçut les décors et le mobilier de l’édifice en respectant
toujours les principes et les modèles prônés par son mentor. Les décors et
le mobilier témoignent du goût de l’éclectisme qui sans doute motiva
Viollet-le-Duc dans le choix de son collaborateur sur ce chantier. Le fil
conducteur y est incarné par le style néogothique globalement inspiré du
XIVe siècle dans l’idée de produire une interdépendance entre architecture,
décors et ameublement selon les principes médiévaux observés et revendiqués
par Viollet-le-Duc. C’est pourquoi une caractéristique esthétique
emblématique d’Abbadia est incontestablement le recours à la polychromie
décorative, témoin de l’apport de la couleur et de la redécouverte des
décors antiques au XIXe siècle. Les espaces intérieurs du château sont en
effet principalement recouverts de peintures murales ou de tissus peints,
pour la plupart inspirés des méthodes du Moyen Age. C’est par exemple le cas
des scènes éthiopiennes du vestibule qui, pourtant, représentent des sujets
exotiques et contemporains.
Duthoit sut y introduire subtilement les sources d’inspiration orientales si
chères à d’Abbadie. En plus de la collection et des décors éthiopiens, il
imagina des salles inspirées par l’imaginaire de l’Orient islamique, telles
que le salon arabe, le fumoir persan de Virginie ou bien le fumoir
mauresque. De plus, il parsema partout dans l’édifice des objets composant
une véritable collection islamique composée de guéridons, tabourets et
autres aiguières emblématiques. Quant au décor de la chapelle, destinée à
accueillir tous les dimanches les métayers de d’Abbadie, il mêle les
inspirations gothiques et byzantines, avec des références à la cathédrale de
Monreale en Sicile ou à Notre-Dame de Paris. Les prolixes archives du
château, totalisant environ 25000 documents répartis en divers lieux de
conservation, ont permis de mettre au jour la grande majorité des
contributeurs du chantier. Ainsi, dépassant l’unique création d’un tandem
d’architectes, les collections d’Abbadia rassemblent-elles des œuvres
réalisées par de grands noms du marché de la construction du XIXe siècle:
Maréchal de Metz pour les verrières historiées, Léon Parvillée pour les
faïences orientales, mais aussi l’émailleur sur verre Philippe-Joseph
Brocard, le peintre Adrien Guignet, la faïencerie de Gien, les orfèvres
Poussielgue-Rusand et Chertier ou encore le sculpteur caricaturiste Dantan
Jeune. La démarche historiciste et éclectique présidant à la création d’Abbadia,
anticipant les œuvres d’art totales répandues dans l’Art nouveau, ne
l’empêche cependant pas d’être ancré dans les usages de son temps, ce que,
d’ailleurs, revendiquaient ses architectes. La demeure témoigne d’une
certaine modernité, que ce soit par le style de certains éléments mobiliers,
la recherche du fonctionnalisme et du confort ou les productions de série.
Abbadia est en réalité moins un château qu’un hôtel particulier offrant
l’illusion d’une demeure castellisée bel et bien contemporaine où les
architectes ont su concentrer les habitudes de vie de leurs commanditaires
réparties entre intimité, sciences et mondanités. (1)
Éléments protégés MH : les façades et les toitures ; les pièces et leur
décor : le vestibule et la cage d'escalier, les couloirs sud et est du
rez-de-chaussée, les couloirs sud et est du premier étage, l'escalier de la
tourelle Sud, la salle à manger, la chambre d'honneur, le petit salon et son
décor turc, le grand salon et le boudoir de style mauresque et sa coupole en
carton bouilli, la bibliothèque et ses rayonnages, les chambres de Madame d'Abbadie,
d'Ethiopie, de Jérusalem et de Napoléon III, et la chapelle: classement par
arrêté du 21 décembre 1984. Les parties non classées du château, son parc
rapproché avec les anciens garages et la maison dite Aragorry, en totalité :
inscription par arrêté du 6 juillet 2012.
château
d'Abbadia, route de la Corniche, 64700 Hendaye, Tél. 05 59 20 04 51, ouvert
au public de février au 15 décembre, fermé les jours fériés, visites guidées
de 10h à 11h30 et 14h à 17h, visites libres de 12h30 à 14h.
Ce site recense tous les châteaux de France, si vous possédez des documents
concernant ce château (architecture, historique, photos) ou si vous
constatez une erreur, contactez nous. Licence photo©webmaster B-E,
photos ci-dessous interdites à la publication sur internet, pour un autre
usage nous demander.
A voir sur cette page "châteaux
des Pyrénées-Atlantiques" tous les châteaux recensés
dans ce département. |
|