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Nous nous persuadons volontiers que les choses ont
toujours été telles que nous les voyons, bien que cela se trouve n'être
jamais vrai, ni même le plus souvent vraisemblable. Pourtant l'homme qui, à
la vue du beau château d'Eu, s'imaginerait que cette ville a toujours
possédé un château, raisonnerait juste, pourvu qu'il se souvînt que, pendant
dix siècles, un château était une forteresse. Quel lieu, en effet, a jamais
plus naturellement réclamé un ouvrage fortifié, que cette ville assise sur
la frontière de deux provinces, au fond et à l'extrémité de la vallée de la
Bresle: car dans l'origine les prairies qui la séparent du Tréport n'étaient
que des marécages, formés par la lutte entre les flots de la mer et le cours
de ce petit fleuve côtier. Celtes et Gaulois avaient, il y a deux mille ans,
occupé ce site privilégié, ainsi que le prouvent les vestiges qu'ils y ont
laissés de leur séjour; quand les Romains s'y établirent à leur tour, en y
fondant, selon toute apparence vers le début de notre ère, Augusta, cité
antique complète, avec ses voies, ses grands murs de trois cents mètres de
longueur, son temple et son théâtre doublé d'un cirque. Quinze siècles
d'oubli ont passé sur cette ville, que la précédente génération a vu exhumer
d'une seule pièce, par la pioche et les déductions archéologiques des
Estancelin et des Cochet. Mais leurs belles découvertes sont restées presque
aussi mystérieuses pour la foule que le seul nom d'Augusta est rare même
dans les plus savants écrits. Et cependant le peuple, qui n'est ni
antiquaire ni érudit, a gardé souvenir d'un pauvre sourd-muet d'Augusta.
C'est que ce déshérité de la nature, nommé Ingaude, guéri et baptisé par le
saint évêque d'Amiens Salvius, devint le disciple du pieux prélat; et en
partageant ses travaux il imita ses vertus. Douze siècles après sa mort, les
fidèles entourent encore ses reliques d'une religieuse vénération à
Montreuil-sur-Mer, dans l'Artois.
Eu passe pour avoir entendu les prédications de nos deux archevêques, saint
Mellon et saint Victrice. La présence dans ses murs de saint Firmin d'Amiens
et de l'abbé saint Valery semble mieux démontrée, aussi bien que celle de
l'ermite anglais saint Condède, qui alla mourir dans une île de la Seine,
près de Caudebec. Quand nos villes les plus connues, Rouen excepté, sont
encore à mentionner dans l'histoire, Eu y brille déjà d'un éclat que
rehaussent les noms les plus glorieux de nos annales, les rois et les
empereurs dont la mémoire ne se rattache à presque aucun autre point de la
Haute-Normandie. Si la présence et l'action de Charlemagne y sont moins
avérées qu'à Dieppe, en revanche l'empereur Louis le Bègue y précède les
rois Raoul et Charles le Simple, les comtes de Flandre et de Vermandois, et
enfin Rollon lui-même, dont on a fait le fondateur de la forteresse
carlovingienne, et qui du moins, vers 925, s'était retranché à Eu avec mille
de ses guerriers. Ce fut l'un des jours les plus sombres de la vie du
farouche organisateur de la puissance normande en France. Il se vit attaqué
par les efforts réunis des Francs, des Rémois et des Flamands. Cette nuée
d'ennemis força le rempart, abattit les murs et mit tout à feu et à sang.
Quelques Normands se réfugièrent dans une île voisine, d'où on ne les chassa
qu'à grand peine. Mais enfin tout fut mis en déroute et les Francs firent un
grand butin. Deux ans plus tard, la ville avait réparé toutes ses ruines et
pouvait dignement recevoir le roi de France, qui venait faire acte de
suzeraineté sur le duc de Normandie et ses lieutenants. Avant la fin du Xe
siècle, Eu était érigé en comté. Cette création ne fut pas heureuse dans ses
débuts. Le premier titulaire s'étant révolté, le duc Richard 1er nomma comte
d'Eu son propre fils Guillaume, qui établit un collège de chanoines
réguliers pour desservir l'église Notre-Dame, de fondation antérieure.
Au temps de Guillaume le Conquérant, Eu était un des points les plus
importants de la côte normande. Ce fut dans cette ville que le duc normand
se maria, reçut Harold, son compétiteur au trône d'Angleterre, et fit une
partie des préparatifs de son expédition en Grande-Bretagne: le comté d'Eu y
fournit à lui seul soixante navires. Dans un tout autre ordre d'idées, Eu
n'était pas moins privilégié, puisque c'est une des rares villes que l'on
sache avoir dès lors possédé des moyens d'instruction. Vers le milieu du XIe
siècle, saint Gervin, de Saint-Riquier, guérit à Eu un enfant nommé Odalric,
depuis abbé de Corbie, qui fréquentait les écoles de la ville. Mais on
n'était pas alors grande ville impunément. Eu, objet de convoitise pour les
uns, centre d'opérations pour les autres, fut exposé, par la trahison puis
par une descente, aux coups et aux ravages des Anglais. Néanmoins, les
habitants réparèrent promptement leurs désastres, se firent octroyer divers
privilèges et franchises commerciales, et enfin obtinrent en 1551, leur
affranchissement dont ils profitèrent pour s'ériger en commune. "Cette
commune est l'une des plus anciennes de la Normandie" (M. Léopold Delisle).
Au siècle précédent, le comte d'Eu, en voulant faire de son domaine un
duché, en avait été dépossédé. La Providence devait envoyer d'Irlande à la
ville d'Eu une autre illustration, plus légitime et surtout plus durable. Au
commencement du mois de novembre de l'année 1180, des bergers qui gardaient
leurs troupeaux sur les collines voisines de la ville, virent venir à eux un
voyageur souffrant, qui leur demanda quel était ce monastère. Sur la réponse
qu'il en reçut que c'était des chanoines de Saint-Victor, il ajouta: "C'est
ici le lieu de mon repos à jamais". En effet, cet inconnu qui n'était autre
que Laurent, archevêque de Dublin, descendit à l'abbaye, et y mourut le 14
du même mois. La réputation de sainteté du pieux évêque et les nombreux
miracles opérés à son tombeau y attirèrent un grand concours de pèlerins,
dont les abondantes aumônes permirent de commencer l'église qu'on admire
encore aujourd'hui.
Le comté d'Eu avait toujours été possédé par des seigneurs normands jusqu'à
l'an 1200. A dater de cette époque, il devint définitivement terre
française, et fut occupé par les familles les plus illustres: les princes de
Lusignan, les comtes de Brienne, les princes d'Artois, de Luxembourg, de
Bourgogne et de Clèves, le duc de Guise, Mademoiselle de Montpensier, le duc
du Maine, et enfin la Maison d'Orléans. Que de glorieux souvenirs accumulés
sur ce petit coin de terre, dont un seul eût suffi à illustrer le plus vaste
domaine! Quelques mots seulement sur les faits et les transformations le
XIXe siècle y a connu. Après que la révolution de 1848 en eut jeté l'hôte
royal sur le sol anglais, cette résidence princière perdit son magnifique
musée, qui ne comptait pas moins de cinq cent cinquante oeuvres d'art (soit
quatre cent vingt sept portraits, cent onze tableaux ou dessins et onze
bustes); puis Napoléon III la confisqua au profit du Domaine. Elle fut
rendue en 1871 à la famille d'Orléans; et Monseigneur le comte de Paris vint
l'habiter, après une splendide restauration dirigée par
Eugène Viollet-le-Duc
qui y travailla jusqu’à sa mort en 1879. Réduit à prendre une seconde
fois le chemin de l'exil, le petit-fils de Louis-Philippe a laissé ces
vastes constructions dans un silence et une solitude pleins d'une morne
grandeur. Il y a un demi-siècle, le château, tel que Louis-Philippe l'avait
ordonné, comptait sept salons, onze salles, deux salles à manger, sept
galeries ou couloirs, soixante appartements de maître, deux cent cinquante
logements pour leur suite. Les écuries suffisaient à cent trente chevaux, et
soixante voitures pouvaient trouver place dans les remises. Le parc mesurait
une trentaine d'hectares.
Les nouveaux aménagements ont scrupuleusement respecté les admirables
parquets anciens. On a fait précéder l'entrée principale d'une immense
marquise vitrée, accessible aux voitures. Dans le parc, qui mesure
aujourd'hui cent vingt hectares, cinq belles serres ont été édifiées. Enfin,
le service des eaux, complètement rétabli, a été perfectionné à l'aide d'un
puits artésien. Voici un aperçu sommaire de l'intérieur du château: au
rez-de-chaussée s'ouvre un vestibule, au plafond décoré d'armoiries, qui
donne accès à l'escalier d'honneur, avec paliers de repos. Dans le pavillon
du nord sont installés les appartements privés, inaccessibles aux visiteurs,
et qui comportent: la chambre à coucher; le cabinet de toilette de la
comtesse de Paris; le bureau du comte de Paris; le petit salon de la
comtesse de Paris. Là aussi habitaient le duc et la duchesse de Chartres. La
grande galerie ouverte à l'est contient une collection d'animaux empaillés.
A l'antichambre succèdent le salon gris et une chambre à coucher, ancien
appartement de Mademoiselle. La psyché à trois panneaux mobiles est celle
que la ville de Paris offrit, en juin 1837, à la duchesse d'Orléans. La
chambre blanche conserve un portrait de Madame de Genlis, gouvernante de
Louis-Philippe. La chapelle est située à l'extrémité sud du château. Elle se
compose d'une travée de sanctuaire rectangulaire et d'une travée octogonale
dont la voûte, ornée d'une clef saillante, repose sur huit pendentifs, dans
l'intervalle desquels alternent quatre niches décorées et quatre statues de
saints, savoir: saint Laurent, saint Ferdinand, saint Louis et saint
Philippe. Les vitraux ont été exécutés à Sèvres sur les dessins de Chenavard
et de Paul Delaroche.
Le premier étage comprend la chambre du Prince, ancien salon de Mademoiselle
de Montpensier, conserve au-dessus de la cheminée le portrait du duc de
Chartres enfant (i843), par Winterhalter; la chambre dorée, qui est
l'ancienne chambre de Mademoiselle, en a reçu le portrait, peint en 1832 par
de Caisne; le cabinet de toilette attenant est ménagé dans l'ancienne
tourelle sur trompe, actuellement portée par une colonne visible dans
l'angle rentrant du nord-ouest, qu'offre la façade sur le jardin; la salle à
manger appartient, par son plafond à caissons, au règne de Louis-Philippe,
aussi bien que par son parquet d'assemblage. Le salon noir, ainsi nommé de
la couleur des lambris, se recommande par des toiles remarquables: portrait
de la princesse Palatine, par Hyacinthe Itigaud, Louis XIII en pied, le duc
d'Orléans (père de Louis-Philippe), aussi en pied, la princesse Isabelle par
Chaplin (1885); esquisse d'Eugène Delacroix pour la Lutte de Jacob avec
l'Ange, non catalogué par MM. Moreau et Alfred Robaut, etc. La galerie des
Guise abonde en portraits historiques, entre autres: Claude de Lorraine, duc
de Guise, en pied; Louis de Lorraine, comte d'Armagnac; Catherine de
Villeroy, comtesse d'Armagnac, etc. On y admire également la statue de
Jeanne d'Arc, en bronze, et le buste de la comtesse de Paris, par Francescli
(1882). A la petite bibliothèque est joint le salon d'attente des officiers.
La salle de billard. A signaler les portraits du comte et de la comtesse de
Paris, l'année de leur mariage. L'ancien salon de la reine est devenu la
grande bibliothèque, avec plafond peint à fresques et portrait en pied du
duc d'Orléans, par Ingres. La chambre de la reine, jadis la salle du
conseil, renferme une collection d'assiettes espagnoles. Une collection
semblable orne l'ancienne chambre de la reine Amélie. Le plafond y est
décoré de peintures, et l'alcôve est pourvue d'une rotonde. Le boudoir de la
reine a été construit sur plan rectangulaire. La bibliothèque fut d'abord le
cabinet du roi. C'était naguère l'ancienne salle de travail de la princesse
Amélie, reine de Portugal. Le second étage comprend les appartements
réservés aux jeunes princesses et aux invités. Tous les lambris y sont en
bois naturel avec baguettes noir ou acajou. (1)
Éléments protégés MH : à l'Est les façades et les toitures de l'aile des
logements ; les grandes écuries, remises et sellerie ; les façades et les
toitures du bâtiment dit ancienne maison Gilliot ou pavillon des Ministres
avec son passage et de ses écuries et remise ; l'aile sur la Bresle dite
aile des Ministres ; les façades et les toitures du fourneau économique, du
logement de l'instituteur et de l'école ; la fontaine accolée au flanc Sud
de la collégiale Saint-Laurent ; au Nord le pavillon des Fontaines ; au Sud
la table des Guise ; la glacière ; le pont enjambant la route du Tréport :
inscription par arrêté du 6 juin 1983. Les façades et les toitures des trois
bâtiments de la ferme modèle ; les façades et les toitures des grandes
écuries Ouest du pavillon de Joinville : inscription par arrêté du 6 juin
1983. Le château, y compris les parties souterraines ; la cour d'honneur
avec sol, clôture, statues, saut-de-loup et balustrade ; le jardin à la
française avec ses murs de soutènement ; les dépendances au Nord du château
; la roue motrice ; l'éolienne ; les façades et les toitures de l'usine à
gaz et de l'émissaire des sources ; les dépendances dans le parc : les
façades et les toitures du pavillon Montpensier et de la maison des portiers
; les façades et les toitures de la maison du jardinier ainsi que le portail
d'entrée et les murs de clôture ; les façades et les toitures du pavillon de
Joinville, des grandes et petites écuries, du four à pain et du poulailler :
classement par arrêté du 30 octobre 1985 (2)
château d'Eu 76260 Eu, tél. 02 27 28 20 76, musée Louis-Philippe, ouvert au
public du 15 mars au dimanche suivant la Toussaint, de 10h à 12h et de 14h à
18h, fermé mardi et le vendredi matin. Ouvert toute l’année aux groupes d’un
minimum de 10 personnes, sur réservation (plus de renseignements par
téléphone ou à l’adresse chateau-musee@ville-eu.fr ).
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