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Il y a pour certaines villes des positions fatales
auxquelles serait attachée une vertu en quelque sorte mystérieuse.
"Constantinople à elle seule vaut un empire", disait Bonaparte. Et
indépendamment des chances de prospérité que divers lieux peuvent tirer de
la position qui leur est propre, on dirait volontiers de plusieurs que la
fortune se plaît de siècle en siècle à venir s'y jouer, non sans de bruyants
éclats, dont l'histoire a le souvenir à perpétuer. S'il est toujours permis
de comparer de petites choses à de plus grandes, ainsi en fut-il de
Lillebonne autrefois. Après les gloires romaines, les gloires normandes. Un
monument nous reste, en effet, de la vertu rajeunie de Lillebonne au moyen
âge, monument qui lui-même ne nous offre plus que des ruines, il est vrai;
mais tout souvenir n'a pas de ces vieilles traces pour durer: c'est le
château. Le château de Lillebonne est une ancienne forteresse, située au
bord de la ville, sur la pointe élevée d'une colline, avec plusieurs tours,
ou restes de tours faisant semblant de la protéger encore. M. de Caylus qui
avait si bien deviné les choses du théâtre, s'était trompé sur celles du
château. Les ruines du premier édifice étaient romaines; ainsi, à distance
toujours, jugea-t-il que celles du second l'étaient aussi. Puis un historien
du XIIe siècle, Orderic Vital n'avait-il pas écrit que Jules César avait
fondé, là même, une forteresse? Donc, et sans se demander si à cette
première construction que le temps aurait pu trop user, une autre n'a pas
succédé, chargée à des époques moins éloignées de répondre au même but, il
avait cru devoir faire de ces ruines nouvelles les ruines de l'ouvrage
attribué au conquérant des Gaules.
C'était une opinion contre laquelle allait s'élever M. Rever, que nous
aimerions à montrer ici de nouveau placé, en intègre observateur toujours,
sur les ruines aimées de Lillebonne, et disputant aux obscurités de
l'histoire la vérité, si le résultat obtenu n'était au-dessus de l'intérêt
qu'a pu exciter la querelle toute savante qu'elle ait été: d'un accord
unanime le château, à la fin, fut reconnu comme n'étant pas d'origine
romaine. Une seule concession fut faite aux tenants de l'opinion qui avait
été en faveur jusque-là, c'est que la construction était cependant très
vieille, pouvant remonter au commencement du Xe siècle. C'est peut-être y
aller trop largement et reculer trop loin. Au commencement du Xe siècle, en
effet, ce qui régnait à Lillebonne depuis bien longtemps déjà c'était,
seule, la majesté des ruines: ruines du théâtre, de l'acropole, des temples,
des palais, des villas, mais toutes d'aspect assez imposant pour avoir
provoqué l'intérêt, l'affection même des nouveaux maîtres du pays, les
princes normands. Ils venaient là souvent, dit un historien du temps;
c'était une de leurs résidences favorites. Le site d'ailleurs qui, d'après
le même écrivain, avait plu à César ne pouvait manquer de leur plaire à
eux-mêmes, et c'était à qui d'entre eux, semble-t-il, serait attribué le
domaine, tant il leur offrait de charmes à chacun. Le moyen de les contenter
tous c'était de faire plusieurs parts de la chose; c'est pourquoi, dès
Richard Ier, petit-fils de Rollon, une division fut faite du lieu et de ses
dépendances immédiates. De ces parts, l'une était petite, mais bien enviée
peut-être: elle ne comprenait à peu près que la butte étroite où les Romains
passaient pour avoir eu leur premier établissement à Lillebonne, et où se
trouvaient groupées la plupart des habitations formant toute la ville
d'alors; c'était l'insula, comme eussent dit les Romains, d'où apparemment,
pour le remarquer en passant, cette appellation d'Insula Bona substituée
souvent à partir de cette époque à celle de Juliobona.
Quoi qu'il en soit, cette part devait bientôt échoir à Guillaume, le futur
maître de l'Angleterre, et lui agréer plus que toute autre, si petite
qu'elle fût. Avec elle, en effet, c'est-à-dire avec le terrain où la
tradition voulait que César eût élevé une forteresse et où, quelques siècles
plus tard, avait été disposé contre les barbares un camp militaire, le
Castrum, resté bien connu jusqu'à nos jours, il pouvait se glorifier d'être
l'héritier des Romains eux-mêmes, heureux peut-être, en plus, de l'exemple
qu'avait laissé là précisément le plus grand de leurs capitaines pour se
porter lui-même à des conquêtes. Là donc, sur les ruines de l'acropole, il
bâtit ce qu'on a appelé, en son temps, un palais: c'était plutôt, à vrai
dire, un château fort; et ce nom de château, sans doute plus juste, lui est
resté en effet. De suite, et à l'appui du sentiment qui veut que les Romains
aient réellement commencé là, par un établissement militaire, la cité de
Juliobona, disons qu'en cet endroit précisément aboutissait un aqueduc fait
par eux. De là, en effet, ils avaient mené sous terre un canal allant, entre
le nord et l'est, prendre à deux kilomètres de la ville, dans une vallée, ce
qu'il leur fallait d'eau, pour eux d'abord, et, malgré la rivière coulant
non loin en bas, pour la ville peut-être aussi. Cet aqueduc, que M. Rever,
l'infatigable observateur des vieilles choses de Lillebonne, a retrouvé,
était digne des Romains. Fait d'une rigole en béton, voûté en maçonnerie,
garni de ciment au fond, il était large de deux pieds environ, sur trois de
haut. C'est sous le mur nord du château, à courte distance du donjon, qu'il
a été découvert; et nul doute qu'il n'ait été mis à profit pour les fossés
de la forteresse normande et pour le donjon. Le constructeur du château,
Guillaume avait trouvé, grâce à une oeuvre des Romains, le moyen de protéger
son œuvre sur le même terrain.
L'emplacement où il l'éleva mesurait quatre-vingts mètres environ de
longueur sur quarante dans sa partie la plus large. Les murs qui
l'entouraient formaient une clôture à cinq pans, variant tous en étendue;
ils étaient couronnés par de grandes dalles en pierre blanche dont la
saillie par dehors était taillée en corniche. Dans celui du midi, soutenu
par des contreforts, était pratiquée l'entrée du château, laquelle
consistait en un escalier de treize marches, se développant sur huit mètres
de profondeur environ. A l'angle sud-ouest, deux corps de logis se
raccordaient, auxquels le mur d'enceinte servait de mur d'arrière: l'un
prêtait le dos à l'ouest, l'autre au midi, de sorte que rarement on voyait
le soleil dans le premier, dans l'autre presque jamais. Ainsi les Gaulois,
premiers habitants du pays, tournaient-ils eux-mêmes leurs demeures au nord
pour éviter la chaleur, dit César. Guillaume apparemment n'avait pas voulu
mentir à son origine d'homme du nord. De ces deux ailes, l'une allant du sud
au nord, l'autre de l'ouest à l'est, la première n'a pu être observée,
détruite depuis longtemps; peut-être même était-ce cette partie déjà
écroulée du château qui dès 1603 fournissait à qui en voulait, comme le
théâtre avait été le premier à le faire, des pierres à bâtir; la seconde,
restée debout, en partie, se composait d'un rez-de-chaussée avec six
fenêtres et d'un étage qui en avait sept, les unes et les autres en plein
cintre mais sans meneaux. Au rez-de-chaussée était une vaste salle très
haute, car elle s'enfonçait de trois mètres au dessous du bas des fenêtres,
à l'opposé desquelles on voyait le creux d'un chauffoir; à l'étage, même
pièce et même foyer.
En face de ces vastes pièces ainsi disposées dans le château, ne peut-on
évoquer quelques souvenirs, même des plus célébrés de l'histoire normande? A
quoi pouvaient servir ces parties du palais voulues de proportions si
vastes, d'aspect en quelque sorte si mystérieux? Il semble qu'on ait le
pressentiment d'un homme destinant sa riche demeure à être témoin de grandes
choses, ayant de grands desseins en tète. Et, en effet, Guillaume en avait,
mais il avait besoin aussi de les faire approuver. Qu'il l'ait voulu, ou
qu'il n'y ait eu là qu'une rencontre de circonstances toute fortuite, rien
ne se trouvait plus propice à agir sur l'esprit de ses conseillers que la
majesté sombre du lieu: on sait que c'est au château de Lillebonne tout
nouvellement édifié que fut réunie, en 1065, la fameuse assemblée où fut
décidée, non sans difficultés toutefois, par tous les évêques, abbés, barons
et seigneurs de la province, l'expédition d'Angleterre; on sait aussi que
l'an d'après, le 14 octobre, la victoire d'Hastings annonçait que les
résolutions prises à Lillebonne, la fortune venait non sans éclat de les
sanctionner. Quinze ans plus tard, en 1080, dans ce château de Lillebonne
toujours, une autre assemblée se tenait, non moins nombreuse peut-être, mais
pour un autre objet. Ce n'était plus le prince lui-même qui la présidait,
quoique présent. Il ne s'agissait plus, en effet, d'affaires concernant ses
droits personnels, mais de choses regardant l'état de l'Église et du clergé.
C'était comme un concile, le mot d'ailleurs en est justement resté à
l'assemblée qui était ainsi réuni, toutefois pour la Normandie seulement. Le
métropolitain Guillaume de Bonne-Ame, archevêque de Rouen, avait été appelé
par sa charge à le présider, et autour de lui se trouvaient rangés les
évêques, les abbés, comtes, seigneurs et autres personnages appartenant au
duché.
C'est aux fêtes de la Pentecôte que se tint ce concile. Quarante-six canons
y sont rédigés. Dès le premier, on s'occupe, comme d'une chose regardant
aussi bien le spirituel que le temporel, de la paix appelée la Trêve de
Dieu, selon laquelle toute hostilité doit être suspendue chaque semaine
pendant quatre jours; en cas d'infraction, c'est l'évêque, ou à son défaut
l'homme du roi, qui doit faire justice de la loi violée. Dans toute une
série d'articles subséquents, il est déclaré que les aîtres des églises,
comme les cimetières, sont eux-mêmes inviolables; toute nouvelle église,
élevée dans un bourg ou village, doit par les soins de l'évêque être pourvue
d'un cimetière en rapport avec l'importance du lieu; en dehors d'un bourg ou
d'une ville, le cimetière doit s'étendre tout autour de l'église sur une
largeur de cinq perches, soit trente à trente-cinq de nos mètres; une fois
l'an, le mobilier de chaque église devra être soumis à l'examen de
l'archidiacre; tout prêtre doit assister au synode. Ainsi bien d'autres
choses sont-elles réglées, à l'occasion desquelles nous n'avons qu'une
remarque à faire: c'est que, malgré l'époque si dure, si féroce même,
dit-on, la plupart des crimes n'étaient l'objet, comme chez les vieux
Germains et les Francs, que d'une simple amende; encore s'en trouvait-on
exempté en cas de résipiscence. On sait que les actes du concile de
Lillebonne, scellés du sceau de Guillaume le Conquérant, se conservent
encore à Paris, et que c'est même la plus ancienne pièce originale de tout
le trésor des chartes. En même temps que ces actes, d'autres statuts,
paraît-il, auraient été dressés en grand nombre sur les choses d'ordre
politique et civil, lesquels, dit l'historien Wawerley, auraient longtemps
servi comme de code en Normandie.
Mais revenons au château. En plus des choses où nous venons de voir son
souvenir attaché sans en compter tant d'autres, si l'on voulait aller plus
loin dans son histoire, quatre tours continuent, en leur manière, à parler
de lui. Sur cinq encoignures que formait la clôture irrégulière qui
l'entourait, quatre sont encore garnies de tours, les unes plus petites, les
autres plus grandes. De ces dernières l'une était à huit pans: elle n'en
conserve plus que trois, avec lesquels néanmoins elle peut dire jusqu'à
quelle hauteur elle s'élevait; l'autre, de forme circulaire, est restée
intacte jusqu'à l'endroit où commençait la corniche, c'est le Donjon. Depuis
un siècle environ il est privé de son toit, démoli et vendu pour le seul
argent qu'on pouvait en faire. Placé au centre d'un fossé profond et large,
il n'était accessible que par un pont-levis. Les murs ont quatre mètres
d'épaisseur; le diamètre à l'intérieur en mesure dix-sept; il est élevé de
trois étages séparés par des voûtes en ogive et surmontés par une
plate-forme à laquelle conduit un escalier à vis; du fond du fossé jusqu'aux
mâchicoulis sa hauteur est de trente-quatre mètres. On a beaucoup discuté
sur l'âge de cette belle tour comme sur l'âge des trois autres, ce qui
prouve que personne ne les a faites aussi vieilles que le château; non pas
que celui-ci n'ait compris peut-être, lors de sa construction, autant de
tours qu'il en reste aujourd'hui; il serait même étonnant que celui qui
bâtit en 1076 la fameuse tour de Londres n'eût pas muni de semblables moyens
de défense sa forteresse de Lillebonne; mais ces ouvrages auront disparu,
car ceux qu'on voit aujourd'hui ne sont évidemment pas du XIe siècle. M.
Rever voudrait que le donjon ne fût, d'après certains détails qu'on y
observe, que du XIVe siècle; mais ces détails ne consistent que dans des
suppléments dont on peut orner un édifice déjà fait: d'après l'abbé Cochet, c'est au XIIe ou au XIIIe siècle au plus tard qu'il
faudrait faire remonter cette construction. Toute découronnée qu'elle est
aujourd'hui, elle n'en reste pas moins imposante et splendide. (1)
Éléments protégés MH : le donjon, le sol des parcelles avec les vestiges
archéologiques qu'elles contiennent et totalité de la tour dite du
Chartrier, de la tour octogonale et de l'enceinte: classement par arrêté du
7 mai 1990 (2)
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