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C'est dans la paroisse de Daubeuf-le-Sec, réunie à celle
de Serville pour former la commune de Daubeuf-Serville, que se dresse, au
milieu d'un admirable parc, le beau château du Grand-Daubeuf, propriété, au
début du XXe siècle, de M. le marquis de Pomereu d'Aligre, maire de Daubeuf,
dont le fils, M. le comte Robert de Pomereu, conseiller général du canton
d'Argueil et maire du Héron, possède le superbe domaine du Héron, et le
curieux manoir de Malvoisine, qui ont déjà fait l'objet de notices dans les
fascicules de la Normandie monumentale. Avant de décrire cette noble et
hospitalière demeure, nous allons, suivant notre habitude, consacrer
quelques lignes aux souvenirs historiques qu'elle évoque et aux illustres
familles qui l'ont construite et embellie. Suivant une tradition recueillie
par l'abbé Cochet, la rivière de Ganzeville, qui prend sa source à deux
kilomètres et demi du village de Daubeuf, sur le territoire de la commune de
Bec-de-Mortagne, et va se jeter dans la mer à Fécamp, jaillissait de terre à
Daubeuf, surnommé depuis Daubeuf-le-Sec; les habitants de la vallée ayant
chassé des fontaines ceux de la plaine altérés par une grande sécheresse, le
curé de la paroisse, pour les punir, aurait fait "évanouir" la source.
Guilmeth ne croit pas à un miracle, mais il attribue à un tremblement de
terre, qu'il place au commencement du XVIe siècle, ce phénomène dont la
région offre plusieurs exemples. Le 8 février 1866, on découvrit, au hameau
de Rochefort, un sarcophage en pierre de l'époque mérovingienne, renfermant
un squelette ayant à la ceinture un petit couteau de fer, au côté droit des
lamelles de bronze, et aux pieds une jolie ampoule de verre, de couleur
jaune olive très foncé. Une pièce que possèdent les archives départementales
fait mention, à la date de 1288, de Geoffroi de Spedonâ, curé de Daubeuf.
La paroisse de Daubeuf, mentionnée sous la forme de Daubo dans des chartes
du XIIIe siècle et de Daubuef dans le pouillé d'Eudes Rigaud, releva
longtemps de l'abbaye de Fécamp. Elle devint ensuite le domaine patrimonial
de la famille Aubert, qui possédait sur son territoire la vavassorerie de la
Porte. Dans le choeur de l'église, plus ancien que le reste du monument, et
qui date du XIIIe siècle M. Léon de Glanville reconnut en 1861, pendant à
des clefs de voûte, l'écusson de deux des membres de cette famille, René
Aubert, seigneur de Daubeuf, conseiller au parlement de Normandie, et Aubert
de Vertot, son oncle, qui portaient: d'argent à trois fasce de sable,
accompagnées de quatre roses de gueules, deux en chef, une et une. Jean
Aubert, écuyer, seigneur de la Porte, "dans la paroisse d'Aubœuf-en-Caux",
est qualifié du titre de noble et d'écuyer dans un document de 1522. Un de
ses descendants, François Auber, seigneur d'Aubœuf et de Vertot, épousa, le
12 décembre 1581, Anne de Pellevé, nièce du cardinal Robert de Pellevé,
archevêque de Reims. De ce mariage naquit Charles Aubert, écuyer, seigneur
d'Aubœuf et de Vertot, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, qui
construisit, en 1629, le château de Daubeuf ainsi que la porte monumentale
et les murs qui enserrent le parc. Charles Aubert avait épousé, le 21
février 1605, Louise de Prie, fille de René de Prie, écuyer, seigneur de
Prie, baron de Toucy-en-Puisaye, chevalier de l'ordre du roi. Il avait fondé
à Daubeuf, en l'honneur de saint Charles Borromée et de saint Louis, une
chapelle qui fut reconstruite en 1681 par René d'Auber de Daubeuf,
gouverneur de Fécamp.
Par le mariage de sa fille Charlotte-Françoise d'Auber, la terre et le
château de Daubeuf passèrent en 1780 à Charles-Louis, comte de Manneville,
seigneur de Beuzeville, gouverneur de Dieppe. Charles de Manneville et sa
femme sont enterrés dans l'église de Theuville-aux-Maillots. Charles de
Manneville mourut le 20 janvier 1740. Sa femme ne le suivit au tombeau que
le 25 août 1788. Un de leurs fils, Charles-François, fut tué à la bataille
de Minde. Leur fille Charlotte-Jacqueline-Françoise apporta en 1754 Daubeuf
en mariage à René-Edouard Colbert, comte de Maulévrier, de la famille de
l'illustre ministre. Tous deux n'eurent également qu'une fille, qui épousa
le marquis Charles-Nicolas Godefroy, sieur de Senneville, issu d'une très
ancienne famille parlementaire originaire de l'élection de Valognes, et qui
avait été nommé conseiller au parlement de Rouen en 1718. C'est lui qui, en
1729, acquit de M. Turgis, un marchand de Rouen, l'hôtel des Presses, situé
rue Damiette, où lord Clarendon était mort en 1674. Son fils en fit le riche
logis bien connu des archéologues et des artistes sous le nom d'hôtel de
Pomereu ou d'hôtel d'Aligre. Ce fils, le marquis Charles-David Godefroy,
chevalier, sieur de Senneville, Cressanville, la Poterie, Daubeuf et Vertot,
l'un des gentilshommes ordinaires de la chambre du roi, épousa en 1770
Marie-Adélaïde Pavyot, fille d'Hector-Nicolas Pavyot, seigneur de
Saint-Aubin-la-Villette, conseiller au parlement de Rouen, trésorier de la
paroisse Saint-Cande-le-Jeune. Le marquis de Senneville avait la passion de
la musique. Quand ses fonctions d'introducteur des ambassadeurs ne le
retenaient pas à Versailles, il revenait à Daubeuf, où le soir une bande de
musiciens lui donnaient des concerts dont il était bruit jusqu'à la cour de
Versailles.
Marie-Adélaïde-Charlotte, fille du marquis de Senneville, épousa en 1788
Etienne-Jean-François-harles d'Aligre, conseiller au parlement de Paris,
descendant des illustres chanceliers de ce nom; elle apportait à son époux,
avec une dot de 600000 livres, le magnifique apanage réuni autour de la
seigneurie de Daubeuf par tant d'alliances féminines. Le marquis d'Aligre,
ancien chambellan à la cour de Naples, devint en 1815 pair de France, et fut
successivement conseiller général de la Seine, conseiller municipal de Paris
et président du collège électoral d'Eure-et-Loir. Il n'eut, lui aussi,
qu'une fille, Étiennette, qui, par son mariage en 1810, fit passer la terre
et le château de Daubeuf dans la maison de Pomereu, où ils étaient encore au
début du XXe siècle. Elle épousa, en effet, Michel-Marie, marquis de
Pomereu, troisième fils d'Armand-Michel de Pomereu, président à mortier au
parlement de Rouen, et d'Anne-Marie-Françoise Le Roux d'Esneval, héritière
de cette riche famille à qui appartenaient les terres de Pavilly,
d'Acquigny, de Grémonville et du Héron, dont les trois villages de
Criquetot, d'Auzouville et d'Anglesqueville portent encore le nom et à qui
on doit le magnifique hôtel du BourKtheroude. Le marquis de Pomereu,
chevalier de l'Ordre de Malte, conseiller général de la Seine-Inférieure,
mourut à Paris en 1863, laissant le domaine à son fils Armand-Michel-Etienne
de Pomereu d'Aligre. Le châtelain fut chef de bataillon dans la garde
nationale et maire de Daubeuf-Serville. De son mariage avec Mademoiselle de
Luppé, en 1858, il a eu trois enfants dont deux fils, l'un conseiller
général de la Seine-Inférieure, l'autre conseiller général d'Eure-et-Loir.
Le château du Grand-Daubeuf est placé dans une situation admirable. Une
belle avenue d'ormes conduit à la porte monumentale. Elle était jadis
surmontée d'écussons de pierre sculptée, que Madame de Senneville fit
détruire à l'époque de la Révolution dans le but de prévenir de plus grands
dommages, qu'il n'était pas, en ce temps-là, puéril de redouter. Après avoir
franchi la belle grille en fer forgé et dépassé le saut-de-loup, en
demi-lune, décoré de balcons à balustres, qui protège la cour d'honneur, on
arrive au château, un des types les plus purs des constructions du règne de
Louis XIII. Il se compose d'un corps central, flanqué de deux ailes
saillantes sur chaque face, à un étage avec combles élevés. Deux pavillons à
rez-de-chaussée prolongent les ailes. Chaque face est surmontée d'un fronton
triangulaire enfermant, comme au château du Héron, les blasons accolés des
familles de Pomereu et d'Aligre. Bâti en briques, avec ses fenêtres et ses
portes encaissées dans des "harpes" de pierre, ses panneaux piqués de
"clous" de pierre, ses hautes cheminées et l'élégante crête ajourée du corps
central, le château a certes fière allure. Sur la face intérieure de l'aile
est, au-dessus d'une porte, est placé un cartouche de pierre rappelant en
ces termes la date de la construction du château: MESSIRE CHARLES D'AUBER
SEIGNEUR DE DAVBEVF ET DAME LOYSE DE PRIE ONT FAICT BASTIR CESTE MAISON ET
CLOTVRES EN L'AN 1629.
Sans vouloir faire une visite détaillée de l'intérieur du château du
Grand-Daubeuf, nous signalerons: dans te billard, à droite du vestibule
d'entrée, une caisse de fer servant de chartrier. Les titres qu'elle
renferme, et dont plusieurs sont antérieurs au XVIe siècle, sont autant de
preuves authentiques, dont le châtelain de Daubeuf a le droit de tirer
orgueil, des services rendus au pays, par ses ancêtres, dans l'armée, la
marine, les parlements, l'administration et les assemblées politiques. Dans
le grand salon, voisin du billard, et dont le meuble en tapisserie ancienne
de Beauvais, de style Louis XVI, représente les fables de La Fontaine, sont
les beaux portraits, dus au pinceau de Vanloo et de Largillière, de Charles
de Manneville, gouverneur de Dieppe, et de Charlotte d'Auber, son épouse; on
y remarque aussi quatre marines de Joseph Vernet, qui proviennent de l'hôtel
de Pomereu, à Paris, et qui ont appartenu à Fouché, le fameux duc d'Otrante.
Dans le vestibule, au-dessus de l'escalier, dont la rampe, un chef-d'œuvre
de fer forgé, est semblable à celle de l'hôtel de Senneville, à Rouen, est
une toile représentant le pillage et l'incendie, par les fédérés, de l'hôtel
de Pomereu, rue du Bac, à Paris, le 24 mai 1871. Deux tableaux de Lancret,
un Concert et une Conversation, nous ramènent à de moins pénibles scènes. De
ci, de là, des boiseries superbes, d'exquis trumeaux, des toiles et dessins
de prix, des portraits de famille, donnent à chaque pièce un cachet
particulier d'intérêt et éveillent un monde de souvenirs. A l'extérieur
s'étend une vaste pelouse au milieu de laquelle est ménagée une superbe
pièce d'eau, dessinée à la française comme les jardins et le parc. Elle se
trouve à 122 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, et, pour
l'alimenter comme pour pourvoir d'eau potable le château, M. le marquis de
Pomereu a dû installer, à plusieurs kilomètres de là, au fond du vallon de
Récusson, une machine à vapeur élévatrice.
En avant de cette pelouse, une large avenue se développe à perte de vue;
elle conduit au village. D'élégants arbustes d'essences rares: thuyas,
cactus pyramidaux, cèdres de Sicile, peupliers d'Egypte, concourent avec des
massifs de rhododendrons et d'hortensias à la décoration des pelouses et des
jardins du château du Grand-Daubeuf. Une magnifique allée de tilleuls
vénérables, voisine d'un ingénieux bouloir autrichien ouvert sur les taillis
du parc, porte le nom poétique "d'allée des méditations". A gauche de la
cour d'honneur, en tournant le dos à l'entrée monumentale, sont les superbes
écuries et remises bâties en 1885 par le marquis de Pomereu. Elles se
développent en fer à cheval autour d'un pavillon central surmonté d'un dôme,
qui précède la sellerie. Dans les remises, près de carrosses de gala, sont
les landaus à quatre chevaux et le magnifique break à six chevaux qui est si
remarqué chaque année au concours hippique des Champs-Élysées. Derrière ces
écuries, sont le chenil, la vacherie, les maisons des gardes et des
palefreniers. Plus loin, voici les admirables serres et le jardin d'hiver,
d'allure royale, ou fleurissent des palmiers, les abitylones blancs, les
datura stramonium, des variétés rare de chrysanthèmes, des héliotropes de
Constantinople, etc. C'est le lieu de prédilection du châtelain, qui en fait
avec une grâce parfaite les honneurs à ses hôtes. A l'est du château,
enfermé par les balcons à balustre, est un jardin à la française, qui est la
reproduction exacte de celui de Trianon. En avant de ce jardin, se développe
entre les hautes masses du parc, un tapis vert plus long de deux mètres que
celui de Versailles.
Tout là bas, à travers les arbres, on distingue le petit château de Vertot,
qui est aussi la propriété de M. le marquis de Pomereu et qui lui est
précieux à plus d'un titre. C'est, en effet, le berceau de la famille
d'Auber. C'est là qu'habitait Charles d'Auber, le constructeur du
Grand-Daubeuf. Un autre souvenir historique s'y rattache. Là vécut longtemps
un cadet de la famille d'Auber, qui devait jeter sur son nom un lustre
singulier. Nous voulons parler de René d'Auber de Vertot, fils d'Aubert,
chevalier, seigneur de Bennetot et de Daubeuf, et de dame Louise de Langres
de Manevillette, son épouse. L'abbé de Vertot est le célèbre auteur de
l'Histoire de la conjuration de Portugal, de l'Histoire des révolutions de
Suède, etc., membre de l'Académie française. On sait qu'il naquit, le 25
novembre 1655, au manoir de Bennetot, et qu'après de fortes études au
collège des Jésuites de Rouen, il entra chez les Capucins, puis chez les
Prémontrés. Colbert, dont il fut le secrétaire, le pourvut du prieuré de
Joyenval en 1683. Puis on le voit successivement curé de Croisy-la-Garenne,
en 1683, de Fréville, en 1693, de Saint-Paër, en 1695. En 1703, il se fixe à
Paris, où il vient d'être nommé membre de l'Académie des inscriptions, et,
en 1706, il résigne sa cure de Saint-Paër, ainsi que son prieuré de Pubeuf.
Sa vie, très active et très remplie, embellie par l'amitié de Fontenelle et
de l'abbé de Saint-Pierre, se termina le 15 juin 1735. Il mourut au
Palais-Royal, où il avait son logement, et fut enseveli en l'église
Saint-Eustache. Une des plus curieuses dissertations qu'il ait présentées à
l'Académie est relative à notre région, qu'il connaissait bien, et
intitulée: "Sur l'origine du royaume d'Yvetot". Par son architecture, par
son parc et ses jardins, par ses souvenirs, le domaine du Grand-Daubeuf
était digne, nous croyons l'avoir prouvé, de figurer dans une publication
consacrée à enregistrer les plus curieux monuments et les plus intéressantes
traditions de notre chère Normandie. (1)
Éléments protégés MH : l'enclos ; les éléments subsistants de la composition
d'ensemble et des aménagements de jardins ; l'avenue sud-ouest ; les écuries
: inscription par arrêté du 12 avril 1994. Le château ; le portail
monumental et la clôture ; l'ensemble des éléments bâtis du parc, à
l'exception du bassin : classement par arrêté du 3 novembre 1997 (2)
château du Grand Daubeuf 76110 Daubeuf-Serville, tel. 02 27 30 52 50, ouvert
au public, visite libre ou guidée, location de chambres d'hôtes.
Ce site recense tous les châteaux de France, si vous possédez des documents
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jour dans ce département. |
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