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Non loin de Domfront, sur le chemin de la
Haute-Chapelle, cachée sous les arbres, enfouie dans les herbages, se trouve
la Chaslerie dont le nom semble venir d'une famille du pays, nommée Challes.
C'est une gentilhommière dont l'architecture date du XVIe siècle. M. Schalck
de La Ferrière la décrit, à la fin du XIXe siècle comme n'étant plus qu'une
ruine, mais une ruine fort intéressante au point de vue de la vie
d'autrefois. Le promeneur est encore impressionné par l'aspect lugubre du
sentier qui l'introduit sur les terres de la Chaslerie. Si c'est un jour
d'automne, vous frissonnerez sous le toucher d'une invisible puissance et
vous croirez aux contes des bonnes-femmes. Des toits aigus, couverts en
ardoises, surmontés d'épis en poterie, apparaissent au-dessus des verdures.
Sur ces toits la foudre tombe souvent, comme attirée plus qu'ailleurs. Les
poutres calcinées, les plafonds défoncés, offrent un lamentable aspect. Les
superbes marches de granit de l'escalier intérieur se disjoignent et
l'immense cuisine, à cheminée monumentale, n'est plus que décombres. Les
salles et les chambres sont pavées. Partout où je vois ces pavés, je suis
saisie d'admiration pour la santé de nos ancêtres, hommes et femmes; ils se
portaient bien et vivaient vieux sur ce carrelage glacial, dans ces grands
appartements où, malgré le vent et la bise, ils restaient l'hiver et l'été.
Une porte lourde, de forme cintrée, bardée d'énormes clous à tête de
diamant, s'ouvre sur la façade, dans le mur épais et donne accès dans la
cour d'honneur. Au milieu de cette cour est un grand puits à haute margelle
de granit. Une autre porte beaucoup moins importante et cintrée aussi, est à
droite: c'était l'entrée ordinaire. Quand je dis "porte", c'est une ironie:
la baie reste béante, fermée seulement par un fagot. Nous avons trouvé la
porte enfouie sous les orties. La grande n'est plus qu'un misérable lambeau
suspendu à l'une des dernières ferrures. Dans cette loque de bois quelques
clous s'obstinent à rester encore.
Les bâtiments servent à présent au fermier, qui y loge ses grains. Sur l'un
des frontons on lit le millésime de 1558, surmonté d'armoiries. Les larges
fossés sont comblés. Les jardins, qui furent somptueux, sont envahis par les
herbes; les clôtures brisées nous laissent pénétrer partout. La vue ne peut
s'étendre. L'archéologue seul sait découvrir l'endroit où se trouvait
l'allée, l'avenue, l'entrée principale qui conduisait vers cette demeure.
Partout les abords sont difficiles, ravinés, remplis d'ornières. Un troupeau
sort et rentre par le grand portail. Bœufs, vaches, taureaux, cochons,
poules et moutons emplissent de leur disgracieux tumulte et salissent
irrévérencieusement la cour où Magdeleine de la Landelle vit, pour la
première fois, le trouvère éloquent dont les chants amoureux firent oublier
la vertu, le devoir et l'époux absent. A la place de la châtelaine
légendaire, une vieille paysanne apparaît. Décrépite, pieds dans de gros
sabots, elle semble la fée mauvaise qui a chassé l'autre, la Belle et la
Bonne. Mais non, c'est tout simplement une brave fermière, mère-grand, qui
garde les bêtes et les petits enfants. Elle me conduit chez elle; j'aperçois
la ferme, plus enfoncée que le château, dans un pli de terrain. Devant la
porte ouverte jouent des enfants, picorent des volailles. Le fumier qui
entoure l'habitation les attire. Un coq bat des ailes et jette dans l'air un
formidable appel de clairon. Ici la vie pullule: germes de toute nature,
semences de toute sorte. Et, si loin du bruit et du monde, dans cette
solitude qui n'est plus qu'un tombeau, les bourdonnements, les cris, les
vagissements, la germination universelle est d'une intensité extraordinaire.
Au-dessous des tuiles larnières, le long de la sablière, on lit une
inscription tracée sur le bois à l'aide d'un outil primitif. Je copie
exactement l'orthographe de ce curieux certificat de propriété: "FET
FERRE PAR METRE PIERRE DELEDIN SIEUR DE LACHALERIE ET AUTRE LIEUX, JEAN MIDY
C.". P. Une jeune fille sort de la demeure et m'invite. Elle est fraîche
comme une fleur de pommier. J'entre. Les deux femmes racontent, expliquent:
cette chambre est tout leur logement. Le père, la mère, les deux fils et les
deux filles couchent là-dedans. Les murailles ne sont pas même enduites de
chaux; les grosses pierres noircies par la fumée montrent leurs formes
grossières et rappelle les constructions celtiques. Devant cette large
cheminée, noir trou par où entrent la neige et le vent, ils se réunissent
après la journée de labeur, regardent la marmite noire attachée à la
crémaillère noire sur le fond noir. C'est là que, depuis des siècles,
naissent, vivent, pleurent, rient, crient, chantent et meurent des
générations de la même famille, peut-être; de la même race assurément. La
jeune fille jolie, enjambe un cloaque affreux pour me cueillir des roses qui
s'étalent sur l'autre bord. Nous quittons la ferme; les deux femmes me
ramènent vers le château, me montre les balcons effondrés, les girouettes
qui ressemblent à des oiseaux ayant du plomb dans l'aile. Du coté des
anciens jardins la dévastation prend un caractère de mélancolie suprême.
Nous arrivons ensuite à l'endroit le plus intéressant: c'est la chapelle,
située à une petite distance du château. Elle est fort simple; deux fenêtres
ogivales l'éclairent. Sur les murs on voyait encore, il n'y a pas longtemps,
quelques fragments de peinture: une tête et des pieds avaient conservé la
couleur et le dessin; le reste de la personne n'existait plus.
Dans ces derniers temps on a "restauré" la chapelle: on l'a blanchie à la
chaux, le badigeonnage a couvert ce qui restait d'intéressant sur les murs.
Il est vrai que de longues guirlandes de houx et de buis s'y enlacent,
l'autel est paré de superbes fleurs en papier. Deux dalles de marbre noir
indiquent l'entrée des sépultures. Cet édicule, si modeste qu'il soit,
renferme des documents concernant l'histoire de la contrée: sur la corniche
sont écrits, noir sur blanc, séparés distinctement les uns des autres, les
noms des différents propriétaires de la Chaslerie, et plusieurs de ces noms
offrent un intérêt local. En sortant de la chapelle, j'aperçois une masse
informe que je prends d'abord pour une simple pierre affectant des airs de
statue; j'écarte les ronces et reconnais des bras, des mains, un corsage
avec ceinture et les plis d'un vêtement. On suppose que c'est la statue de
sainte Clotilde. La tête manque. Si l'on cherchait, on la retrouverait
peut-être. Cette statue, décapitée par la Révolution, occupait la niche
au-dessus de la porte du petit sanctuaire; elle resta durant de longues
années cachée en terre. Mieux eût valu l'y laisser. Dans la niche vide, on a
posé la tête d'une croix de granit, qui me paraît venir du cimetière. Ce
cimetière, situé derrière la chapelle, dans l'intérieur des dépendances, est
dévasté aussi. Il n'en reste d'autres vestiges que des buis, cet arbre des
morts; l'arbuste pousse, de place en place, au milieu des herbes mauvaises.
Le vieux fermier, très vieux, me raconte que son grand-père lui a raconté
qu'il avait vu les tombes çà et là et, au bord du cimetière, les douves
profondes où maintenant croît un bois touffu.
Le Jeu de Paume est devenu un beau champ, ayant conservé la forme régulière;
à côté, voici l'emplacement des Tournois; à présent on y admire de fiers
pommiers joutant, entre eux, à qui versera le plus de cidre dans le pichet
du pauvre monde. Les Viviers sont changés en prairies. Autrefois, l'entrée
de cette habitation était protégée par des fossés larges de dix mètres; pour
accéder maintenant à l'ancienne demeure seigneuriale, il faut enjamber des
trous pleins d'eau stagnante et verdâtre, passer sur d'étroites planches peu
solides, au risque de tomber dans la boue; le bruit de mes pas met les
grenouilles en émoi. Les seigneurs de la Chaslerie dépendaient de la
baronnie de Lonlay. Louis de Vassy, comte de Brecey, baron de la Landelle,
dernier seigneur de la Chaslerie, épousa la fille de Pierre Ledin, dernier
gouverneur de Domfront. Ces Ledin possédaient aussi le château-fort de
Godras, dans la ville de Domfront. A la fin du XIXe siècle, Godras, dans la
ville de Domfront, et la Chaslerie, au milieu des champs, ne sont plus que
des souvenirs. (1)
Éléments protégés MH : le porche avec son dôme à l'impériale ; les façades
et les toitures du manoir comprenant le logis et ses deux tours d'angle,
ainsi que les trois bâtiments qui lui font face (pavillon et son escalier
d'accès, anciennes écuries, pavillon du colombier); cour avec ses murs de
clôture et son bassin; chapelle, avec son décor intérieur; terrasse située à
l'est du manoir supportant l'ancien jardin avec ses murs de clôture et de
soutènement, ses douves et le bief situé à l'angle nord-est et le bief en
amont: classement par arrêté du 4 juillet 1995. (2)
manoir de la Chaslerie 61700 La Haute-Chapelle, visite gratuite des
extérieurs toute l’année, la visite intérieure par groupes et sur
rendez-vous (au 06 12 96 01 34) du 1er juillet au 15 août, de 9 h à midi et
de 14 h à 18 h, visites guidées le dimanche après-midi aux journées du
patrimoine.
Ce site recense tous les manoirs de France, si vous possédez des documents
concernant ce manoir (architecture, historique, photos) ou si vous constatez
une erreur, contactez nous. Nous remercions chaleureusement M. Drarvé
Bernard pour les photos qu'il nous a adressées afin d'illustrer cette page.
A voir sur cette page "châteaux
dans l'Orne" tous les châteaux répertoriés à ce jour
dans ce département. |
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