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Le château de Canisy ne se présente
pas à nos yeux dans l'intégrité du dessein qui reçut son exécution à la fin
du XVIe siècle. A cette époque, le plan décrivait un quadrilatère aux côtés
presque égaux, flanqué à chaque angle d'une tour ronde. Des fossés
entouraient l'enceinte dans la majeure partie de son périmètre. A l'est, un
étang, bordé par une importante chaussée, maintenait l'eau des douves à un
niveau suffisamment élevé. Des murailles ou des logements entouraient une
vaste cour d'honneur. Hervé de Carbonnel, qui ordonna la construction du
château, s'était préoccupé de l'idée de défense; mais la disposition des
murs formant courtines, flanqués par des tours, et qui rappelle le réduit
féodal de l'homme de guerre, est le seul élément ancien transmis par le
moyen âge au constructeur de la nouvelle résidence. Obéissant aux habitudes
prises, depuis le milieu du XVIe siècle, par les seigneurs de la cour des
Valois-Angoulême, Hervé de Carbonnel laissa son architecte percer les
murailles et les tours d'angle, d'ouvertures hospitalières, ornées, suivant
les données importées d'Italie et accommodées au goût français par Philibert
Delorme et ses élèves, de matériaux polychromes appareillés en bossages. Le
rude et austère extérieur du palais féodal se transforma en façades
plaisantes à l'œil; l'idée de luxe supplanta celle de puissance militaire.
Tel qu'il sortit des mains de l'architecte, aux environs de 1610, Canisy
était pourtant à l'abri d'un coup de main, mais il réunit tous les éléments
de la construction moderne. L'importance des ouvertures, le remplacement des
meneaux en pierre par des fenêtres en menuiserie, la soumission aux lois de
la symétrie, ce sont là des formules qui n'appartiennent plus au moyen âge.
A une époque que nous n'avons pu préciser, le seigneur de Canisy accentua
encore le caractère solennel commun à toutes les grandes habitations du
XVIIe siècle en France, par la création d'avenues rectilignes qui
conduisaient du château dans la campagne.
L'incendie qui, vers 1740, vint détruire une partie des bâtiments, et après
lequel la cour d'honneur resta ouverte sur deux de ses faces, les
remaniements importants dont l'aménagement intérieur a été l'objet au cours
du XVIIIe siècle, n'ont pas altéré l'impression d'ensemble qui devait
frapper le spectateur quand il apercevait dans son intégrité cette
importante construction. Il nous est resté, à peu près intacts, tout le côté
est du grand quadrilatère, plus de moitié de la façade sud, avec le pavillon
central, puis trois des quatre tours d'angle, et nous savons à quelle époque
le tout a été bâti. Le marché conclu entre Hervé de Carbonnel et François
Gabriel, architecte du maréchal de Matignon, existe encore dans sa forme
originale aux archives du château de Canisy. Tous les détails contenus dans
cet écrit, les dimensions minutieusement relevées, s'appliquent à l'escalier
principal qui dessert encore aujourd'hui les étages du château. Cet escalier
est à volées droites et à paliers, avec des marches dressées sur trois
faces, celle du dessous formant plafond. Les marches portent aux deux bouts
dans des murs d'échiffre. Sans doute la technique est un peu naïve et
l'aspect général plus solide qu'élégant; mais éclairée par de grandes
fenêtres, larges et commodes, cette montée, de deux mètres d'ouverture,
produit un effet réellement grandiose. Les murs comportent la même
ornementation que l'extérieur: des bossages en pierre violette se détachant
sur le nu de la maçonnerie, traversés par des moulures finement profilées en
pierre blanche; bref, la décoration est identique à celle des façades du
dehors, énormes.
Des remaniements successifs ont modifié la distribution intérieure. Au
rez-de-chaussée, d'énormes pièces, qui participent de la salle des gardes,
de la galerie, du salon moderne, ont été aménagées et décorées au cours du
XVIIe siècle. Les chambres à coucher, situées au premier étage, avec jour au
midi et à l'est, sont rangées le long d'un corridor. Dans le plan primitif,
le rez-de-chaussée comportait un plafond moins élevé que le premier étage.
La décoration intérieure n'est pas contemporaine de la construction du
château. Les chambres du premier étage ont dû être aménagées après
l'incendie de 1740, lorsque les Faudoas, renonçant à reconstruire la partie
en ruines, sont venus s'installer dans les bâtiments que le feu avait
respectés. Ce qui donne crédit à cette supposition, c'est que la décoration
des chambres, soigneusement respectée dans la dernière restauration, offre
tous les caractères de l'architecture de la dernière moitié du XVIIIe
siècle. L'architecte nommé dans le marché que nous avons cité et qui a
construit le grand escalier après 1588, s'appelait François Gabriel. Il
résulte de la lecture du document que le château était déjà debout à cette
époque, et que Hervé de Carbonnel entendait transformer en un escalier
monumental ce qui servait alors de cuisine. L'écrit que nous avons sous les
yeux ne se refuse pas à la supposition; que l'architecte, chargé de
l'escalier, était le même que l'inventeur du plan d'ensemble. Ce qui est
certain, c'est que Gabriel n'a fait qu'appliquer au morceau qu'il s'est
chargé de construire les formules architecturales qui ont présidé à la
construction de tout le monument. La construction a pu être scindée en
plusieurs reprises, des améliorations ont pu être apportées, au cours du
travail, au dessein primitif, mais, nous pouvons l'affirmer, une inspiration
unique a dirigé toute l'œuvre. Le caractère le plus saillant du monument,
c'est la grandeur de l'effet obtenu, la solidité de l'aspect, et la
simplicité autant que la logique des moyens employés. Moins ornées que
celles de Torigny, peut-être moins ambitieuses, les façades de Canisy
peuvent passer pour un modèle accompli de sincérité et de discrétion dans
l'expression architecturale du luxe et de la puissance.
Les familles qui ont possédé le château sont les Carbonnel, les Faudoas et
les Kergorlay. Au milieu du XIIe siècle, Toustain de Billy trouve une
famille de Canisy, dont une fille épouse Hugues de Carbonnel, seigneur de
Nacqueville. Celui-ci portait dans ses armes "coupé de gueules et d'azur,
chargé de trois besants d'hermine". Les Carbonnel étaient probablement
d'origine normande. Vincent de Beauvais, dans son Speculum historiœ, parle
d'un Harold Carbonnel, compagnon de Rollon, et M. de Gerville d'un Hubert
Carbonnel qui suivit Guillaume en Angleterre, d'un Hugues de Carbonnel qui
se croisa contre les Sarrazins, et de plusieurs membres de cette famille qui
partirent avec les Tancrède pour la conquête de la Sicile. Puis nous les
trouvons parmi les bienfaiteurs de l'église de Coutances. Diverses autres
abbayes, celles de Saint-Fromond, de la Périne, l'hospice de Saint-Lô, sont
l'objet de leurs générosités. Un Herbert Carbonnel, chanoine de Coutances,
fonda à Nacqueville une foire en l'honneur de saint Clair, martyr. Cette
foire se tient encore de nos jours à Cherbourg, sous le nom de
Saint-Clair-des-Marais. Pendant la guerre de Cent ans, nous voyons les
Carbonnel soutenir la cause du roi de France. Guillaume défend Saint-Lô
contre les Anglais avec Jean Tesson. Pendant l'occupation étrangère, il
perdit ses biens qui furent confisqués, et ne put les reprendre qu'en 1449.
Jean 1er faisait partie, d'après la Chronique du Mont Saint-Michel, publiée
par M. Siméon Luce, d'une association patriotique contre l'envahisseur, qui
prenait le nom de "Galants de la feuillée". Un autre Carbonnel tint Jersey
pendant dix ans, à l'époque de la guerre des deux Roses. Louis XI écrit de
Chartres, en mai 1467, à son fidèle seigneur de Canisy.
En 1569, Charles IX envoya le collier de son ordre à Philippe Carbonnel.
D'après les termes de la lettre du roi, rapportés par Toustain de Billy,
cette distinction était due aux services rendus à la couronne pendant les
guerres de religion. A partir de ce moment les Carbonnel furent admis à la
cour et leur élévation fut rapide. Hervé Carbonnel, chevalier, seigneur de
Canisy, Cambernon, Tresgots, Marcambye, Orval, etc., est lieutenant général
pour le roi en Basse-Normandie, gentilhomme de la chambre, gouverneur
d'Avranches, capitaine de 5o hommes d armes d'ordonnance, et colonel d'un
régiment d'infanterie. Il accompagne le maréchal de Matignon dans presque
toutes ses campagnes. Après la mort de Henri III, il prit le parti du
Béarnais contre les ligueurs, combattit au Pollet, à Arques, à Ivry. C'est à
la suite de cette campagne qu'il succéda à M. de Longaunay comme lieutenant
général dans le grand bailliage de Cotentin. Il avait épousé la fille du
maréchal de Matignon. C'est lui qui fit construire le château actuel. Il
mourut en 1604. Ses deux fils servirent comme lui dans les armées royales:
le second avait d'abord été destiné a l'Église, et désigné pour succéder à M
de Briroy comme e évêque de Coutances. Il n'avait pas apparemment reçu les
ordres, car il embrassa a carrière des armes, et, devenu de camp, général de
l'armée de Piémont, il fut tué d'un coup de pistolet au siège de Valence, en
1646. René Carbonnel, l'aîné, succéda a toutes les charges héréditaires de
son père. C'est en sa faveur que la seigneurie de Canisy fut érigée en
marquisat par la réunion des baronnies de Courcy, du Hommet et de Canisy.
Cette dernière baronnie comprenait 28 paroisses, dont relevaient 27 fiefs
(1619). Il épousa dame Claude Pellet, fille du grand bailli et gouverneur de
Caen, et héritière de Geoffroy Herbert, évêque de Coutances. Le dernier mâle
de la branche des Carbonnel habitant Canisy fut René, fils de Hervé II. Sa
fille épousa Antoine de Faudoas, comte de Sérillac, descendant du sire de
Barbazan, le chambellan de Charles III.
En juin 1761, messire Charles-Antoine de Faudoas, chevalier de Saint-Louis,
lieutenant pour Sa Majesté au gouvernement de Basse-Normandie, obtint du roi
de joindre à son nom celui de la terre de Canisy, qui dut s'appeler
désormais le fief de Faudoas-Canisy. Le fils de Charles-Antoine de Faudoas,
Augustin-Hervé, épousa Isabelle-Jeanne de Bernières, qui lui donna deux
filles: Éléonore et Marie-Élisabeth-Justine. Eléonore, son père et une
tante, veuve de M. de Beaurepaire, furent arrêtés en 1793. Ils périrent tous
les trois sur l'échafaud. Le prétexte de leur arrestation fut une lettre
saisie par la police jacobine et que l'accusateur public dénonça comme une
insulte à la majesté de la nation. Mademoiselle de Faudoas avait écrit que
sa chienne venait de lui donner "trois petits citoyens". La soeur de la
victime, Marie-Élisabeth-Justine, échappa au massacre. Dame pour accompagner
Madame, comtesse de Provence, elle avait épousé, en 1789, Louis-Florian-Paul,
comte de Kergorlay, et la Révolution avait surpris les deux époux au milieu
de leur voyage de noces, qui se transforma en un exil de plusieurs années
passées en Bohême. Le comte de Kergorlay descendait d'une noble famille de
Bretagne, l'une des plus anciennes de cette province, et qui comptait parmi
ses ancêtres Conan, duc de Bretagne, et une aïeule de Marie Stuart. Un
Kergorlay se distingua par son énergie au combat des Trente, du côté des
Français, et un de ses petits-fils, Alain-Marie, fut blessé à Fontenoy. Le
nouveau châtelain de Canisy ne démentit pas la renommée guerrière de ses
ancêtres. Il servait dans la cavalerie avant la Révolution et se joignit, en
1792, à l'armée des princes. A leur retour en France, M. et Madame de
Kergorlay retrouvèrent intact le domaine de Canisy, qu'un ami dévoué avait
eu l'art, par une procédure savamment traînée en longueur, d'arracher à la
confiscation.
Ils se réinstallèrent dans le château, fort endommagé par de longues années
d'abandon, et reprirent les traditions de bienfaisance de leurs
prédécesseurs. En 1820, M. de Kergorlay fut élu député de la Manche. Pair de
France en 1827, il mourut en 183o. Obéissant à la mode rapportée de
l'émigration par beaucoup de propriétaires et qui a causé la destruction de
la plupart des belles créations de
André
Le Nôtre ou de ses élèves, le comte de
Kergorlay fit abattre les avenues, et tracer le plan d'un parc à l'anglaise.
Son fils, le comte Hervé de Kergorlay, consacra sa vie à l'amélioration de
l'agriculture normande, à l'importation de reproducteurs choisis avec le
plus grand soin. L'impulsion qu'il communiqua à l'élevage se faisait encore
sentir au début du XXe siècle. Conseiller général, député de Saint-Lô, il
occupa dans nos assemblées délibérantes la situation que lui assuraient
l'habitude du monde et des affaires, et une haute culture intellectuelle. De
son côté, la comtesse de Kergorlay mettait au service des pauvres une
charité infatigable, aussi discrète que clairvoyante. Les œuvres qu'elle a
fondées pour l'instruction de la jeunesse, les secours médicaux,
l'assistance aux misérables, l'organisation puissante qui assurait l'avenir
à ces œuvres, appartiennent à l'histoire du pays, et sont une de ses
gloires. Au début du XXe siècle le propriétaire du château perpétuait les
traditions de ses ancêtres, il dotait Canisy d'une église, modèle de
convenance et de bon goût. Dans la restauration du château, commencée par
son père et qu'il a terminée, il s'est appliqué à restituer l'ancien état de
la fin du dernier siècle. Ce respect du passé, qui devrait être la loi de
tous les restaurateurs, lui a permis de conserver à sa résidence tout son
caractère de riche et noble sévérité. (1)
Éléments protégés MH : le château : classement par arrêté du 8 septembre
1945. Le parc, avec son ruisseau (la Joigne), son étang, ses avenues, ses
perspectives, ses bois et ses pâturages ; les façades et les toitures des
bâtiments de service du château comprenant l'orangerie, les serres, les
écuries et les remises, à l'exclusion du bâtiment moderne ; le potager du
château avec ses murs de clôture, y compris les façades et les toitures du
petit bâtiment situé à l'angle ouest ; dans la ferme de Saint-Gilles : les
façades et les toitures de la grange, la laiterie avec son aménagement
intérieur, le potager circulaire et les façades et les toitures de l'ancien
pavillon du jardinier ; dans la ferme de la Mesnagerie : les façades et les
toitures du bâtiment d'entrée avec son porche ; les façades et les toitures
de l'ensemble des bâtiments du moulin de Canisy et du moulin de Saint-Gilles
: inscription par arrêté du 9 juin 2005. (2)
château de Canisy, 8 rue Kergolay, 50750 Canisy, tél: 02 33 56 61 06, visite
des extérieurs et location de chambre d'hôtes et de suites ou pour un séjour
de groupe, mariage, réunions de famille.
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